lundi 8 octobre 2012

Comédie ou tragédie? ou Le Ferrell de Schrödinger - Mélancolie de la comédie débile - Acte IV (1/2)

COMEDIE OU TRAGEDIE?

ou

LE FERRELL DE SCHRÖDINGER

(Mélancolie de la Comédie Débile -

Acte IV - 1/2)

Le portrait de Will Ferrell qui a été dressé précédemment, loin d'être définitif, avait surtout l’ambition de mettre en avant la dualité propre à son personnage, et au genre lui-même : à la fois la bêtise et la mélancolie, la vulgarité et la grâce, l’apparence trompeuse et la profondeur réelle : soit le mépris qu'il est permis d'afficher lorsqu'on l'évoque, et l'empathie spirituelle qu'il suscite finalement. A cet égard, on ne peut s'empêcher de penser au très fameux « Albatros » de Baudelaire, qui lui aussi, comme Ferrell, est l'objet des rires les plus gras, les plus dédaigneux, puisqu’il « est comique et laid », alors qu'il dissimule des qualités d'une toute autre nature : il peut être « si beau », et il incarne même parfois « le prince des nuées », funambule éthéré au bord du « gouffre amer » de la mélancolie et de la condition splénétique de l'homme moderne.


 
A partir de là, il n'est pas inintéressant de remarquer que parmi les films pourtant les moins personnels de Will Ferrell, deux en particulier jouent sur cette dichotomie, et en en reprenant très précisément les termes. Le premier, c’est Melinda et Melinda, que Woody Allen réalise en 2004. Le film prend pour prétexte une conversation entre amis qui dissertent sur le sens de la vie. L’un affirme que « l’existence humaine n'a rien de drôle, elle est pathétique », tandis que l’autre lui rétorque que « si les philosophes disent de la vie qu'elle est absurde, c'est parce qu'on finit toujours par en rire ». A partir de là, le film bifurque dans deux directions différentes, parallèles, un peu comme dans la théorie d’Everett, celle-là-même dite des mondes multiples. Une femme imaginaire, Melinda, est choisie comme sujet d’expérience pour montrer que les situations dans laquelle elle se trouve, selon le point de vue adopté, relèvent aussi bien de la tragédie que de la comédie. Ainsi, le film se développe en alternant deux versions d’une même histoire, pour montrer au final la réversibilité du registre.
 


 
Le rôle que joue Will Ferrell dans le film est l’un des plus importants dans la variante « comédie ». Version considérablement édulcorée de lui-même, il apparaît en alter-ego du cinéaste, maladroit, névrotique, et éperdument romantique – bref, on ne reconnaît pas tant là le Will Ferrell auquel on a été habitué par ailleurs qu’une caricature gargantuesque de Woody Allen. Néanmoins, il est frappant que le cinéaste new-yorkais est choisi l’acteur californien pour incarner le versant comique de son histoire – car c’est essentiellement sur lui que repose l’humour dans ces segments. C’est que Will Ferrell est immédiatement identifiable au comique, et que sa simple présence présage le meilleur du pire, un peu comme un éléphant dans un magasin de porcelaine. Là où le dispositif devient réellement intéressant, c’est lorsqu’on le considère précisément dans la réversibilité : Will Ferrell prend certes en charge la dimension comique et même volontiers grotesque du récit, mais il n’apparaît que comme une face seulement du film, qui n’occulte que temporairement la dimension tragique. Ce jeu de chaises musicales entre comique et tragique nous conduit à penser que la comédie n’est que la partie émergée de la tragédie – et réciproquement, selon la version sur laquelle on s’est arrêté. Melinda, un peu comme le Chat de Schrödinger, est à la fois tragique et comique, tout dépend de la fin du film, de ce qu’on en retient, de ce qu’on trouve en ouvrant la boîte. Et ce qui est valable pour Melinda l’est aussi pour chacun des personnages qui gravitent autour d’elle, et celui de Will Ferrell en particulier : incarnant à lui seul la version comique, il ne trouve sa véritable consistance qu’à travers sa coexistence avec le tragique. C’est là la grande force du film, et là aussi où il rejoint tout à fait la dimension originale de l’acteur : Will Ferrell est à la fois comique et tragique, puisque l’un sous-tend nécessairement une version alternative de l’autre. Ils apparaissent donc comme complémentaires.


 


Bien sûr, tout cela reste implicite, comme peut l’être parfois la morale d’une fable, mais il n’empêche qu’elle est bien là. Comique ou tragique : tout dépend le point de vue, et le stéréotype ou les jugements hâtifs qui classent systématiquement Will Ferrell dans la première catégorie ne prennent en compte qu’une donnée du problème, la médaille sans le revers. Cette problématique trouve un beau prolongement dans le mésestimé Incroyable Destin d’Harold Crick que met en scène Marc Foster en 2006.
 
 
 
Dans ce film au scénario alambiqué mais savoureux, Will Ferrell joue un employé du fisc qui se rend compte, alors qu’une voix-off s’immisce peu à peu dans son quotidien, qu’il est en réalité le personnage d’un livre qu’une romancière est en train d’écrire. La chose est surprenante en soi et a de quoi inquiéter, mais le personnage panique définitivement lorsqu’il entend la narratrice annoncer se mort prochaine. Harold Crick va alors demander de l’aide à un professeur de littérature à l’université, qui va lui proposer de déterminer s’il est en danger ou non : c’est-à-dire s’il est un personnage de tragédie ou de comédie… Le film prend un tournant complétement délirant lorsqu’on voit Will Ferrell errer au milieu des scènes, à la fois acteur et spectateur de lui-même, un carnet à la main, répartissant des traits dans deux colonnes, « tragédie » et « comédie », dans le but de juger chaque situation, chaque action, chaque réaction à l’aune de cet axe manichéen.
 

 
 

 
Si Harold Crick devient alors une allégorie du personnage de fiction (un personnage en quête d’auteur, selon le motif pirandellien), il s’apparente aussi au spectateur-type de Will Ferrell, qui lui aussi doit déterminer habituellement si ce à quoi il assiste est une comédie ou une tragédie. Harold Crick classe dans la colonne « tragédie » des événements comme la destruction absurde de son appartement, ou ses échecs successifs à séduire dans un premier temps la belle pâtissière – autant d’événements qui, aussi bien ailleurs qu’ici, nous amènent à rire. Mais le film et Will Ferrell nous conduisent à reconsidérer ce que nous prenons pour  « comique » ou « tragique », à prendre conscience que ce qui est drôle pour le spectateur ne l’est pas forcément pour le personnage, les pitreries mises en scènes ne reflétant que les sursauts désespérés de la condition humaine. Le film déploie avec cohérence cette idée, jusque dans son traitement lui-même : jamais vraiment drôle, mais plutôt dans une réserve qui confine à la neutralité, il laisse le spectateur faire le choix. Si l’histoire se conclut par un « inattendu » happy-end, réservant in extremis ses faveurs à la comédie, il n’en laisse pas moins un goût d’amertume : pour le professeur de fac, en particulier, qui voit dans cette issue un sabordage du chef d’œuvre qui se profilait (pour lui, Harold Crick devait mourir), pour la romancière qui a sacrifié son œuvre au profit de son personnage (elle passait pourtant le film à chercher le moyen le plus « juste » de le tuer), et enfin pour Harold Crick lui-même, jouet du destin privé malgré tout de son libre-arbitre. Car il ne faut pas oublier que le film, en français, s’appelle très justement L’Incroyable Destin d’Harold Crick, et la présence de ce destin, de la fatalité, du fatum tragique plane sur le film malgré sa fantaisie.

 


Alors, comédie, Frangins Malgré Eux ? Comédie, Retour à la Fac ? Comédie, Présentateur Vedette : La Légende de Ron Burgundy ? Comédie, Ric ky Bobby, Roi du circuit ? A vos carnets et crayons… Comme Harold Crick en fin de compte, la colonne « tragédie » risque d’être la plus remplie, si on y réfléchit bien. Dès lors, ces deux films, qu’on accuse parfois d’être consensuels et d’utiliser Will Ferrell à contre-emploi (et donc de le sous-employer), ils explicitent et thématisent l’ambiguïté de l’acteur.
 
à suivre

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