COMEDIE OU TRAGEDIE?
ou
LE FERRELL DE SCHRÖDINGER
(Mélancolie de la Comédie Débile -
Acte IV - 1/2)
Le portrait de Will Ferrell qui a été dressé précédemment, loin d'être définitif, avait surtout l’ambition de mettre en avant la dualité propre à son personnage, et au genre lui-même : à la fois la bêtise et la mélancolie, la vulgarité et la grâce, l’apparence trompeuse et la profondeur réelle : soit le mépris qu'il est permis d'afficher lorsqu'on l'évoque, et l'empathie spirituelle qu'il suscite finalement. A cet égard, on ne peut s'empêcher de penser au très fameux « Albatros » de Baudelaire, qui lui aussi, comme Ferrell, est l'objet des rires les plus gras, les plus dédaigneux, puisqu’il « est comique et laid », alors qu'il dissimule des qualités d'une toute autre nature : il peut être « si beau », et il incarne même parfois « le prince des nuées », funambule éthéré au bord du « gouffre amer » de la mélancolie et de la condition splénétique de l'homme moderne.
A
partir de là, il n'est pas inintéressant de remarquer que parmi les films
pourtant les moins personnels de Will Ferrell, deux en particulier jouent sur
cette dichotomie, et en en reprenant très précisément les termes. Le premier,
c’est Melinda et Melinda, que Woody
Allen réalise en 2004. Le film prend pour prétexte une conversation entre amis
qui dissertent sur le sens de la vie. L’un affirme que
« l’existence humaine n'a rien de drôle, elle est pathétique »,
tandis que l’autre lui rétorque que « si les philosophes disent de la vie
qu'elle est absurde, c'est parce qu'on finit toujours par en rire ». A
partir de là, le film bifurque dans deux directions différentes,
parallèles, un peu comme dans la théorie d’Everett, celle-là-même dite des
mondes multiples. Une femme imaginaire, Melinda, est choisie comme sujet
d’expérience pour montrer que les situations dans laquelle elle se trouve,
selon le point de vue adopté, relèvent aussi bien de la tragédie que de la
comédie. Ainsi, le film se développe en alternant deux versions d’une même
histoire, pour montrer au final la réversibilité du registre.
Le rôle que joue Will Ferrell dans le film est l’un des plus
importants dans la variante « comédie ». Version considérablement
édulcorée de lui-même, il apparaît en alter-ego du cinéaste, maladroit,
névrotique, et éperdument romantique – bref, on ne reconnaît pas tant là le
Will Ferrell auquel on a été habitué par ailleurs qu’une caricature
gargantuesque de Woody Allen. Néanmoins, il est frappant que le cinéaste
new-yorkais est choisi l’acteur californien pour incarner le versant comique de
son histoire – car c’est essentiellement sur lui que repose l’humour dans ces
segments. C’est que Will Ferrell est immédiatement identifiable au comique, et
que sa simple présence présage le meilleur du pire, un peu comme un éléphant
dans un magasin de porcelaine. Là où le dispositif devient réellement
intéressant, c’est lorsqu’on le considère précisément dans la
réversibilité : Will Ferrell prend certes en charge la dimension comique
et même volontiers grotesque du récit, mais il n’apparaît que comme une face seulement du film, qui
n’occulte que temporairement la dimension tragique. Ce jeu de chaises musicales
entre comique et tragique nous conduit à penser que la comédie n’est que la
partie émergée de la tragédie – et réciproquement, selon la version sur
laquelle on s’est arrêté. Melinda, un peu comme le Chat de Schrödinger, est à
la fois tragique et comique, tout dépend de la fin du film, de ce qu’on en retient,
de ce qu’on trouve en ouvrant la boîte. Et ce qui est valable pour Melinda
l’est aussi pour chacun des personnages qui gravitent autour d’elle, et celui
de Will Ferrell en particulier : incarnant à lui seul la version comique,
il ne trouve sa véritable consistance qu’à travers sa coexistence avec le
tragique. C’est là la grande force du film, et là aussi où il rejoint tout à
fait la dimension originale de l’acteur : Will Ferrell est à la fois
comique et tragique, puisque l’un sous-tend nécessairement une version
alternative de l’autre. Ils apparaissent donc comme complémentaires.
Bien sûr, tout cela reste implicite, comme peut l’être parfois la
morale d’une fable, mais il n’empêche qu’elle est bien là. Comique ou
tragique : tout dépend le point de vue, et le stéréotype ou les jugements hâtifs
qui classent systématiquement Will Ferrell dans la première catégorie ne
prennent en compte qu’une donnée du problème, la médaille sans le revers. Cette
problématique trouve un beau prolongement dans le mésestimé Incroyable Destin d’Harold Crick que met
en scène Marc Foster en 2006.
Dans ce film au scénario alambiqué mais
savoureux, Will Ferrell joue un employé du fisc qui se rend compte, alors
qu’une voix-off s’immisce peu à peu dans son quotidien, qu’il est en réalité le
personnage d’un livre qu’une romancière est en train d’écrire. La chose est
surprenante en soi et a de quoi inquiéter, mais le personnage panique
définitivement lorsqu’il entend la narratrice annoncer se mort prochaine.
Harold Crick va alors demander de l’aide à un professeur de littérature à
l’université, qui va lui proposer de déterminer s’il est en danger ou
non : c’est-à-dire s’il est un personnage de tragédie ou de comédie… Le
film prend un tournant complétement délirant lorsqu’on voit Will Ferrell errer au
milieu des scènes, à la fois acteur et spectateur de lui-même, un carnet à la
main, répartissant des traits dans deux colonnes, « tragédie » et
« comédie », dans le but de juger chaque situation, chaque action,
chaque réaction à l’aune de cet axe manichéen.
Si Harold Crick devient alors une allégorie du personnage de
fiction (un personnage en quête d’auteur, selon le motif pirandellien), il
s’apparente aussi au spectateur-type de Will Ferrell, qui lui aussi doit
déterminer habituellement si ce à quoi il assiste est une comédie ou une
tragédie. Harold Crick classe dans la colonne « tragédie » des
événements comme la destruction absurde de son appartement, ou ses échecs
successifs à séduire dans un premier temps la belle pâtissière – autant
d’événements qui, aussi bien ailleurs qu’ici, nous amènent à rire. Mais le film
et Will Ferrell nous conduisent à reconsidérer ce que nous prenons pour « comique » ou
« tragique », à prendre conscience que ce qui est drôle pour le
spectateur ne l’est pas forcément pour le personnage, les pitreries mises en
scènes ne reflétant que les sursauts désespérés de la condition humaine. Le
film déploie avec cohérence cette idée, jusque dans son traitement
lui-même : jamais vraiment drôle, mais plutôt dans une réserve qui confine
à la neutralité, il laisse le spectateur faire le choix. Si l’histoire se
conclut par un « inattendu » happy-end, réservant in extremis ses
faveurs à la comédie, il n’en laisse pas moins un goût d’amertume : pour
le professeur de fac, en particulier, qui voit dans cette issue un sabordage du
chef d’œuvre qui se profilait (pour lui, Harold Crick devait mourir), pour la
romancière qui a sacrifié son œuvre au profit de son personnage (elle passait
pourtant le film à chercher le moyen le plus « juste » de le tuer),
et enfin pour Harold Crick lui-même, jouet du destin privé malgré tout de son libre-arbitre. Car il ne faut pas oublier que le
film, en français, s’appelle très justement L’Incroyable Destin
d’Harold Crick, et la présence de ce destin, de la fatalité, du fatum
tragique plane sur le film malgré sa fantaisie.
Alors, comédie, Frangins
Malgré Eux ? Comédie, Retour à
la Fac ? Comédie, Présentateur
Vedette : La Légende de Ron Burgundy ? Comédie, Ric ky Bobby, Roi du circuit ? A
vos carnets et crayons… Comme Harold Crick en fin de compte, la colonne
« tragédie » risque d’être la plus remplie, si on y réfléchit bien. Dès
lors, ces deux films, qu’on accuse parfois d’être consensuels et d’utiliser
Will Ferrell à contre-emploi (et donc de le sous-employer), ils explicitent et
thématisent l’ambiguïté de l’acteur.
à suivre
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