Pas d'iceberg pour Will Ferrell
Mélancolie de la comédie débile
Acte III
Depuis toujours la France
considère que Jerry Lewis est un génie – aux Etats-Unis, c’est un âne, un
bouffon dans le meilleur des cas. Cette subjectivité irréconciliable, elle est
révélatrice de l’incapacité du registre comique à être fédérateur. On trouvera
toujours autant de voix pour dénier à la comédie des vertus sérieuses,
puisqu’on y rit, que d’autres pour en faire un éloge inconditionnel. Les termes
du problème sont rabâchés chaque fois que la question est évoquée :
« Ah mais Molière, ce n’est pas la même chose… - Qui disait que rire est
le propre de l’homme ?… - Oui, j’ai passé un bon moment, mais ça s’arrête
là… - … des choses profondes… - … triviales, des conneries, quoi ! – Or,
l’humour est la politesse du désespoir… » Bref, autant de choses pareilles
à des portes ouvertes, qu’on se gardera bien d’enfoncer pour la énième fois, le
comique de répétition ayant ses limites.
Parlons-en plutôt sans en parler,
louvoyons, prenons un angle de vision plus implicite et peut-être plus
révélateur, et – pour une rapide introduction à notre propos sur le genre,
qu’on appellera « la mélancolie de la comédie débile », puisque tout
y est résumé – proposons une petite comparaison révélatrice entre deux acteurs
choisis parfaitement au hasard : Leonardo Dicaprio et Will Ferrell. Le
premier est bel homme, séducteur, athlétique, ténébreux et manifestement
intelligent (du moins cherche-t-il à manifester son intelligence). Le second
est plutôt banal, lourdingue, gras du bide, avec un regard de veau qui n’augure
au mieux qu’une béatitude décérébrée. Tout semble être dit : malgré un âge
sensiblement proche (sept ans les séparent), tout oppose le viril blondinet
imberbe du patachon frisé et hirsute. L’un veut à tout prix monter à bord du
Titanic pour vivre encore le rêve américain, ses ambitions sociales et
artistiques, et sa grande histoire d’amour. L’autre désire plus que tout au
monde entrer dans une boîte de nuit, le Roxbury, et il ne sait même pas
vraiment pourquoi – histoire d’échapper temporairement au quotidien, sans doute.
Et puis, Leonardo Dicaprio, on sait tous qui il est. Will Ferrell, tout le
monde peut-il en dire autant ? Titanic,
chaque être vivant l’a vu au moins trois fois en versant plus de larmes qu’il
n’en faudrait pour le couler de nouveau[1] ;
mais Une Nuit au Roxbury, sont-ils
nombreux à n’avoir ne serait-ce que l’envie de le voir ? Leonardo Dicaprio
est un acteur oscarisable, une de ces personnalités dont on ne s’étonnerait
plus de leur voir décerner par ici la légion d’honneur. Will Ferrell, on ne
l’engagerait même pas pour servir les petits fours lors de la cérémonie. Le
premier est devenu l’acteur fétiche de Martin Scorcese, l’un des réalisateurs
les plus reconnus de notre temps, il enchaîne avec parcimonie les projets
ambitieux et triés sur le volet, jusqu’à devenir le nouveau visage de J. E.
Hoover pour Clint Eastwood (attention, performance !). Will Ferrell
travaille régulièrement avec un type, Adam McKay (qui ça ?), produit ses
propres films et d’autres encore, peut-être parce que personne ne le ferait à
sa place, se retrouve plus souvent acteur de second plan que tête d’affiche, a
joué un présentateur télé débile, un coureur automobile débile, un chômeur
débile qui vit encore chez sa mère, un flic débile, et a même incarné un
président débile, G. W. Bush, pour une petite parodie télévisée (attention,
potache !). Leonardo Dicaprio, enfin, est un acteur tragique : même
dans un de ses premiers rôles, un de ses plus légers, il trouve le moyen de se
faire tuer. Il a incarné Roméo, qui n’était pas un veinard, ne flotte pas
beaucoup plus longtemps que le Titanic, mélange son sang à la terre déjà rouge
d’Afrique, se fait assassiner par un frère ennemi et ne s’y attendait même pas,
se fait trépaner parce qu’il a eu le malheur de massacrer toute sa famille, perd
la femme de ses rêves justement dans le monde des rêves ( ce qui est ballot) ;
il a des soucis, les sourcils froncés, le visage fermé, les rides d’expression
savamment marquées. Même quand ça ne va pourtant pas trop mal, et bien ça ne va
pas encore (voir Les Noces Rebelles).
Leonardo Dicaprio, c’est un type qu’on prend au sérieux, et quand il raconte
qu’il a mal à la tête, on peut être sûr qu’il va nous faire une rupture
d’anévrisme. Will Ferrell, c’est un acteur comique, il aurait mal à la tête
qu’on en rirait encore, surtout s’il avait un objet contendant plantée dans le
crâne – et il serait pris de convulsions, les yeux révulsés et la langue à
moitié avalée, qu’on lui dirait encore d’arrêter ses conneries.
Tragique, Leonardo Dicaprio l’est à outrance, puisqu’à chaque fois,
systématiquement, il est confronté, en tant qu’individu, à quelque chose de
plus grand que lui, une machine infernale, pour reprendre les mots de Jean
Cocteau, qui le domine, l’écrase, le broie, et contre laquelle il se bat
jusqu’au bout, jusqu’au désespoir (qu’il s’agisse de la classe sociale
supérieure, d’un paquebot, d’un iceberg, de l’océan, de la mafia, des gangs
new-yorkais, de la folie, de sa propre psyché…). C’est naturellement beau,
c’est d’un caractère noble, très élevé, c’est respectable, cathartique, ça
touche les spectateurs au plus profond de leur âme. Pas d’iceberg pour Will
Ferrell, pas de main aveugle et sournoise du destin qui le prenne à la gorge.
Et cependant…
Les rôles de Will Ferrell,
au-delà de la farce, de la bouffonnerie et de l’excès, racontent toujours la
même difficulté d’être un homme, simplement un homme, certes pas un héros
tragique, mais de cette humanité qu’il faut conquérir en grandissant, en
vieillissant, ce grand rôle de la vie de tous les jours, qu’il est si difficile
à assumer. Au début de Retour à la Fac (Old School – Todd Phillips – 2003),
film matrice de la comédie débile des années 2000 (ne serait-ce que pour son
titre et le programme du récit qu’il définit dans la régression), le personnage
qu’interprète Will Ferrell est tiraillé entre son ardent désir d’être un homme
honnête et respectable et sa nature fêtarde le renvoyant à la beaufitude de
l’Amérique moyen moins. A partir de là se
réalise l’impossibilité du rêve de jeunesse éternelle, la fin de l’insouciance
et l’angoisse d’assumer les responsabilités inhérentes au monde des adultes –
et de s’y retrouver seul et démuni. Au milieu du film, une scène grotesque
dévoile explicitement ce beau programme : Will Ferrell, sonné lui-même par
une flèche servant à endormir un cheval, tombe dans une piscine – sitôt dans
l’eau, la caméra suit les dérives du corps quasi inconscient du personnage,
accompagnées par la chanson de Simon & Garfunkel The Sound of Silence, déjà entendue dans des circonstances
similaires dans Le Lauréat (Mike
Nichols – 1967), grand film de la fin des années 60 et donc de l’Amérique
désenchantée, rappelant ainsi l’errance au milieu des ruines du sens et la
désillusion d’un monde inconnu et sans perspective. D’une piscine à l’autre :
le même renferment sur soi, en dehors du monde hostile, pour s’en cacher, pour
le fuir. La filiation d’un film à l’autre est dès lors transparente : là
où Dustin Hoffman sortait de la fac au début du long-métrage de Mike Nichols,
les héros de son film-miroir de 2003 commencent par y retourner ; là où Le Lauréat se termine par un mariage
mais aussi sur un futur incertain, Retour
à la Fac débute plus ou moins (après une rupture pour le personnage
principal incarné par Luke Wilson) par le mariage de Will Ferrell, qui se
soldera vite par un échec et un divorce. Le film de Todd Phillips répond ainsi à
la question que Le Lauréat laissait
en suspens : « et maintenant ? » En l’absence d’avenir sûr
et défini, mieux vaut encore revenir en arrière, dans la sécurité des années de
l’irresponsabilité et de l’insouciance, avec toute la tristesse que sous-tend
un tel programme : un compagnon de jeux de Will Ferrell, octogénaire de
son état, ne survivra pas à ce rêve de adolescence immortelle, à ce fantasme du
flashback festif – il mourra d’une crise cardiaque avant même de commencer un
combat de catch dans la boue avec deux jeunes femmes dénudées.
Frangins malgré eux rejoue cette matière, en la poussant plus
loin : quarantenaire, son personnage principal incarné par Will Ferrell ne
veut pas affronter la réalité et se retranche dans une forme d’autisme au
domicile de sa mère et surtout reste bloqué à l’âge adolescent. Considérée
ainsi, sans sa tonalité comique, le jeu des acteurs, la mise en scène, et les
références, l’histoire semble presque triste, pathétique, du moins désolante.
Le cinéma indépendant américain en aurait fait un film glauque et dépressif. Et
pourtant, c’est ce qu’on ne peut appeler autrement qu’une comédie débile
(sortie d’ailleurs en dvd dans une collection éphémère nommée « Kings of
stupid comedy »), parce qu’on s’arrête aux rires et aux ressorts qui les
provoquent. Les personnages peuvent nous sembler débiles, les situations aussi,
mais justement parce qu’ils ont pour vocation de provoquer ce rire absurde,
irraisonné, gorgé d’incompréhension, un rire qui dissimulerait presque de l’effroi,
celui-là-même qui nous fait dire « qu’est-ce que c’est con ! »
et parfois (souvent) s’en détourner avec mépris. Parce que c’est là la grande
affaire de la comédie débile : c’est qu’au fond, elle n’est pas drôle. La grossièreté
et la lourdeur des effets comiques dissimulent une gravité plus profonde, une
mélancolie contenue, funambule, évoluant toujours entre équilibre et
déséquilibre au-dessus du vide absurde de la débilité. Pour quelle autre raison
le genre serait-il si outré, sinon pour combler la béance provoquée par le
chagrin, la souffrance, la tristesse ou l’angoisse ?
« L’humour est la politesse
du désespoir », a-t-on succinctement rappelé plus tôt. L’assertion de
Boris Vian n’est pas nécessairement vraie, même si elle semble résumer ce qu’on
vient d’avancer. Mais cette idée reçue sur l’humour le présente comme une
réaction au désespoir, comme une dissimulation de façade, ou même une excuse à
pratiquer le rire. Dans la comédie débile, pour Will Ferrell, le rire est au
contraire désespérant – au sens figuré, puisque la bêtise y est désespérante, une
cause perdue, incorrigible ; mais aussi au sens propre, puisqu’on y rit du
désespoir, ou du moins de la profonde mélancolie des personnages et de ce à
quoi ils sont confrontés (dans Retour à
la Fac, la scène de l’enterrement de l’octogénaire est emblématique de cela :
Will Ferrell, affecté par la mort de son ami, lui dédicace une interprétation toute
personnelle de Dust in The Wind,
beuglée plutôt que chantée, avec des cris d’affliction qui ne peuvent que faire
rire, malgré le contexte poignant). Délaissons un instant le modèle Ferrell et
évoquons un de ses comparses : le célèbre Ben Stiller, dont le front bas
et le regard ahuri peuvent tout aussi bien correspondre à une personnification
de la comédie débile. Le film qu’il a tourné avec Noah Baumbach, Greenberg (2010), illustre tout à fait
ce qu’on cherche ici à faire comprendre. Son personnage éponyme, inadapté
social et sentimental, incapable de vieillir, ressemble à tous ses autres
personnages, de Mary à tout prix à Tonnerre sous les tropiques (par
exemple), sauf que Noah Baumbach l’a volontairement dégraissé de tout l’humour
qui tache caractéristique du reste de sa filmographie, pour n’en laisser que le
beau squelette décharné de la mélancolie neurasthénique. Greenberg, c’est ce à quoi ressemblerait une comédie débile sans l’outrance
du rire.
Alors, certes, les personnages de Will Ferrell et de Ben
Stiller ne mourront sans doute jamais à la fin d’un film. Ils ne verseront sans
doute jamais dans le grandiose héroïco-tragique, mais ils ne sont pas pour
autant exempts d’une admirable et singulière gravité. Ainsi se révèle à sa
façon la beauté de ces films, dans l’alliance entre l’idiotie et la grâce,
entre le grotesque et l’attendrissement, dont la scène de gymnastique-acrobatique dans Retour à la Fac demeure l'exemple parfait (Ferrell passe cette épreuve avec succès, aussi inattendu que cela puisse paraître...). Il faut se souvenir aussi de la première
rechute du Will Ferrell après son mariage dans le même film : après une soirée trop arrosée, il se met à
courir seul et nu sur les grandes artères de la ville, une course vers l’absolu,
vers une communion cosmique avec les autres (il croit que plusieurs fêtards le
suivent), mais aussi avec la nature, avec les éléments, la vie, comme pour célébrer
cette liberté reconquise dans la régression. Il sera vite rattrapé par le
quotidien et la réalité, embarqué dans la voiture de sa femme qui passait par
là avec ses copines. Mais le cocon castrateur ne pressera pas longtemps sur lui :
de nouveau célibataire, il croise à la fin du film une jeune femme qui a tout
de la pin-up de bazar du rêve américain (ici Juliette Lewis), qui le reconnait pour ces prouesses
débiles, et qui lui fait une invitation qui suppose bien des propositions. Et
le film s’achève sur le héros, tout à sa joie simple, non pas tant réjoui par
la perspective d’une soirée érotiquement prometteuse que d’être aimé pour ce qu’il
est vraiment, et non pour ce qu’il devrait être. Il ne convient donc pas de
considérer avec mépris les films de Will Ferrell et les personnages qu’il
incarne, comparables à l’araignée et à l’ortie dont Victor Hugo faisait l’éloge :
« Il n’est rien qui n’ait sa mélancolie ;
Tout veut un baiser.
Dans leur fauve horreur, pour peu qu’on oublie
De les écraser,
Pour peu qu’on leur jette un œil moins superbe,
Tout bas, loin du jour,
La mauvaise bête et la mauvaise herbe
Murmurent : Amour ! »
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