jeudi 9 août 2012

L'homme est un beauf comme les autres : 5 Ans De Réfexion de Nicholas Stoller (2012) 1/2 - Mélancolie de la comédie débile, Acte II


 

L'HOMME EST UN BEAUF COMME LES AUTRES :

5 Ans De Réflexion

de Nicholas Stoller (2012) 1/2

(Mélancolie de la comédie débile - Acte II)



Homo homini pannus est

On en arrive à un point de l’histoire du genre où ce qui était jusque-là plutôt caché et dissimulé s’épanouit en pleine lumière, se révèle sans complexe ; ainsi les gags s’enlisent dans la bile la plus noire, comme s’il s’agissait de pauvres oiseaux de mer pris au piège du gouffre amer des océans comiques, recouverts désormais d’une immense et irrépressible nappe de goudron spleenétique. Auparavant, on riait, tantôt franchement, tantôt jaune – désormais, on fait la gueule et on grince des dents.  On l’aura compris, Cinq Ans De Réflexion fait partie de ces films récents qui laissent la mélancolie prendre considérablement le pas sur le débile.



Logique, en cela qu’il s’agit d’une production Judd Apatow, figure de proue incontournable du genre et surtout de plus en plus  grand pourvoyeur de mélancolie – lui-même explique dans ses entretiens avec Emmanuel Burdeau[1] que la création comique est très largement liée à un sentiment de névrose et d’insécurité, et ses propres films tendent de plus en plus vers leur dimension dramatique (en particulier le dernier, le magnifique Funny People sorti en 2008, qui renverse très symboliquement la vapeur en mettant en scène des acteurs-auteurs comiques en plein désarroi dépressif – ou presque). Et puis, Cinq Ans De Réflexion un film écrit (et joué) par Jason Segel, ultime héros débile qui, en compagnie de Nicholas Stoller, a déjà signé le scénario du merveilleux Sans Sarah Rien Ne Va (2008) et celui du plus récréatif Les Muppets, Le Retour (2011), deux films qui laissaient la part belle aux sentiments doux-amers. Le premier, en particulier, déjà produit par Judd Apatow (rien n’est hasard), insiste sur la lente dérive des sentiments d’un homme au cœur brisé et sa difficile (et belle) reconstruction – comme souvent dans la comédie débile, l’humour sert de révélateur dérangeant et pénible, poil à gratter moral qui mêle le rire au malaise, le contentement gras à la souffrance sèche, avec une préférence notable pour la deuxième alternative.



Surtout, dans ses rôles, Jason Segel creuse le sillon d’un type de personnage assez inédit dans le microcosme de la comédie débile : celui du type vaguement bobo, à l’univers très urbain, presque efféminé dans ses goûts et ses comportements, et au statut professionnel très valorisant. C’est le cas depuis qu’il a été repéré dans la sitcom haute qualité How I Met Your Mother, dans lequel il incarne un brillant avocat aux idéaux bien libéraux comme il faut. Dans Sans Sarah Rien Ne Va, le héros exerce des talents de musicien, certes de seconde zone (il employé à titre d’illustrateur sonore dans les séries TV), mais qui finira par obtenir le succès underground et artistique auquel il aspirait. Dans le présent Cinq Ans De Réflexion, il est second de cuisine à San Francisco, en passe de devenir chef au début du film, et développant par la suite un concept de service culinaire très hype et au succès retentissant – il va sans dire que l’hyper-valorisation des métiers de la bouche que connaît le monde ces dernières années contribue à rendre la profession du personnage très « cool »… Bref, Jason Segel incarne souvent l’homme moderne dans sa normalité, sympathique figure à mi-chemin entre le gendre idéal et le bon citoyen, un brin métrosexuel sur les bords.



Apriori, toutes ces personnalités assez similaires n’ont pas grand-chose à voir avec le looser magnifique et ringard qu’est habituellement le héros débile – mais c’est sans compter sur l’autre versant de chacun de ses personnages : le beauf primaire, fantôme bedonnant menaçant constamment de faire reculer l’homme moderne et de plonger l’individu dans la régression la plus vulgaire. Dans la célèbre sitcom, Jason Segel est originaire du Minnesota, état dont l’esprit rustre et campagnard caricature le redneck américain, grand gaillard brutal et décérébré, insensible et inculte – chaque retour dans sa famille et chaque flash-back sur son enfance dessinent les contours de cette autre personnalité, totalement opposée à la première, rappelant que le motif du dédoublement schizophrène à la manière du Docteur Jekyll et Mister Hyde constitue un des motifs récurrents de la comédie débile (voir le génial Fous d’Irène des Frères Farrelly, 2000). D’ailleurs, dans un épisode fameux, on apprendra que le héros, en apparence timoré, cache en lui une bête furieuse qui sait mieux que personne se battre[2]. De la même manière, Sans Sarah Rien Ne Va met en valeur les instincts les plus primaires à travers la dégradation du personnage (bouffe, sexe, alcool, colère…).



Dans Cinq Ans De Réflexion, l’exil pour le trou du cul du Michigan que le personnage s’inflige dans le but d’y suivre sa fiancée reproduit un schéma assez semblable à celui de How I Met Your Mother : on retrouve ainsi le motif de l’inversion, puisque le personnage perd son statut social et professionnel au profit de l’épanouissement de sa promise, et cette perte s’accompagne d’une forme de dévirilisation (il avouera lui-même que sa situation est humiliante). Mais là où on s’attendrait à un résultat tendant vers une version masculine de Desperate Housewives – amorcée par l’ami « homme au foyer », mari d’universitaire comme lui, qui semble avoir perdu pied dans la réalité à force de tricoter d’infâmes pulls mal dessinés – c’est au contraire l’affirmation d’une masculinité totalement beauf qui en résulte : Jason Segel offre l’image d’une régression primitive à la fois physique (la barbe de bicker redneck qui le fait ressembler à un clochard, selon ses proches) et culturelle (il se met à chasser, et s’apparente ainsi à un véritable homme des cavernes, niant peu à peu la modernité et le raffinement : son mobilier et ses accessoires sont fabriqués sur la base des animaux qu’il tue, il n’utilise plus de fusil mais une arbalète…). L’écart existant entre le héros moderne et équilibré et le freak régressif et instable peut être symbolisé à travers deux tenues qu’il arbore à deux moments opposées. D’abord, lorsque le couple habite encore San Francisco au début du film, Jason Segel fait la cuisine chez lui et sert sa compagne dans un tablier représentant un homme bodybuildé à moitié nu : c’est l’homme moderne qui n’affiche sa virilité qu’en cela qu’elle fait de lui un homme-objet, objet de désir s’inscrivant dans une norme de beauté consensuelle, et qui occupe le rôle traditionnellement imparti à la femme en étant derrière les fourneaux. Le tablier cristallise tout cela en s’en faisant doublement la représentation. Ensuite, lorsqu’il est dans le Michigan est qu’il erre dans la maison toute barbe dehors en costume de Super-Lapin constellé de tâches, sous prétexte que celui-ci est confortable, le rapport s’inverse totalement : la supposée commodité de l’habit rappelle les pyjamas et autres survêts qui sont l’apparat générique du looser , tandis que le ridicule du rongeur géant confine à la régression enfantine, niant les possibles connotations érotiques qu’il possédait lors de la première rencontre du couple (le chaud lapin). Qui plus est, ce renversement entre l’un et l’autre des accessoires montre la déchéance des rapports sexuels dans le couple : en se revêtant du costume de Super-Lapin, il est clair que le personnage ne cherche plus à plaire à sa fiancée, et de la même façon il semble évident que l’habit a perdu toutes sa portée sacrée liée à leur première vue, rendu commun et insignifiant par un usage quotidien. Si au début du film, il donnait l’image d’un homme dévirilisé mais moderne, à ce stade il n’est plus qu’un homme en peau de lapin. "Am I a man, or Am I a muppet?", chantait Jason Segel dans Les Muppets - ni l'un ni l'autre, en fait, rien qu'une loque, un bout de chiffon crasseux.



Ainsi sa déchéance tragicomique montre que le plus grand danger qui guette l’homme moderne réside en lui-même. L’homme est un loup pour l’homme, prétend Thomas Hobbes – Jason Segel pourrait dire de son côté que l’homme est un beauf pour l’homme, son éducation et sa culture n’étant qu’un vernis superficiel menaçant constamment de craquer au moindre souci pesant sur l’âme et le cœur, délivrant des profondeurs de sa psyché une créature inavouable : une bête brute, un vrai Cro-Magnon, un freak arriéré. Briser le cœur d’un homme, c’est le ramener à l’âge des cavernes.






[1] http://www.capricci.fr/editions.php?id_edition=42&type=1
[2] Episode 10, saison 4 : The Fight

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