L'HOMME EST UN BEAUF COMME LES AUTRES :
5 Ans De Réflexion
de Nicholas Stoller (2012) 1/2
(Mélancolie de la comédie débile - Acte II)
Homo homini pannus est
On en arrive à un point de
l’histoire du genre où ce qui était jusque-là plutôt caché et dissimulé
s’épanouit en pleine lumière, se révèle sans complexe ; ainsi les gags
s’enlisent dans la bile la plus noire, comme s’il s’agissait de pauvres oiseaux
de mer pris au piège du gouffre amer des océans comiques, recouverts désormais
d’une immense et irrépressible nappe de goudron spleenétique. Auparavant, on
riait, tantôt franchement, tantôt jaune – désormais, on fait la gueule et on
grince des dents. On l’aura compris, Cinq Ans De Réflexion fait partie de ces
films récents qui laissent la mélancolie prendre considérablement le pas sur le
débile.
Logique, en cela qu’il s’agit
d’une production Judd Apatow, figure de proue incontournable du genre et
surtout de plus en plus grand pourvoyeur
de mélancolie – lui-même explique dans ses entretiens avec Emmanuel Burdeau[1]
que la création comique est très largement liée à un sentiment de névrose et
d’insécurité, et ses propres films tendent de plus en plus vers leur dimension
dramatique (en particulier le dernier, le magnifique Funny People sorti en 2008, qui renverse très symboliquement la
vapeur en mettant en scène des acteurs-auteurs comiques en plein désarroi
dépressif – ou presque). Et puis, Cinq
Ans De Réflexion un film écrit (et joué) par Jason Segel, ultime héros
débile qui, en compagnie de Nicholas Stoller, a déjà signé le scénario du
merveilleux Sans Sarah Rien Ne Va
(2008) et celui du plus récréatif Les
Muppets, Le Retour (2011), deux films qui laissaient la part belle aux
sentiments doux-amers. Le premier, en particulier, déjà produit par Judd Apatow
(rien n’est hasard), insiste sur la lente dérive des sentiments d’un homme au
cœur brisé et sa difficile (et belle) reconstruction – comme souvent dans la
comédie débile, l’humour sert de révélateur dérangeant et pénible, poil à
gratter moral qui mêle le rire au malaise, le contentement gras à la souffrance
sèche, avec une préférence notable pour la deuxième alternative.
Surtout, dans ses rôles, Jason
Segel creuse le sillon d’un type de personnage assez inédit dans le microcosme
de la comédie débile : celui du type vaguement bobo, à l’univers très
urbain, presque efféminé dans ses goûts et ses comportements, et au statut
professionnel très valorisant. C’est le cas depuis qu’il a été repéré dans la
sitcom haute qualité How I Met Your
Mother, dans lequel il incarne un brillant avocat aux idéaux bien libéraux
comme il faut. Dans Sans Sarah Rien Ne Va,
le héros exerce des talents de musicien, certes de seconde zone (il employé à
titre d’illustrateur sonore dans les séries TV), mais qui finira par obtenir le
succès underground et artistique auquel il aspirait. Dans le présent Cinq Ans De Réflexion, il est second de
cuisine à San Francisco, en passe de devenir chef au début du film, et
développant par la suite un concept de service culinaire très hype et au succès
retentissant – il va sans dire que l’hyper-valorisation des métiers de la
bouche que connaît le monde ces dernières années contribue à rendre la
profession du personnage très « cool »… Bref, Jason Segel incarne souvent
l’homme moderne dans sa normalité, sympathique figure à mi-chemin entre le gendre
idéal et le bon citoyen, un brin métrosexuel sur les bords.
Apriori, toutes ces personnalités
assez similaires n’ont pas grand-chose à voir avec le looser magnifique et
ringard qu’est habituellement le héros débile – mais c’est sans compter sur
l’autre versant de chacun de ses personnages : le beauf primaire, fantôme bedonnant
menaçant constamment de faire reculer l’homme moderne et de plonger l’individu
dans la régression la plus vulgaire. Dans la célèbre sitcom, Jason Segel est
originaire du Minnesota, état dont l’esprit rustre et campagnard caricature le
redneck américain, grand gaillard brutal et décérébré, insensible et inculte –
chaque retour dans sa famille et chaque flash-back sur son enfance dessinent
les contours de cette autre personnalité, totalement opposée à la première,
rappelant que le motif du dédoublement schizophrène à la manière du Docteur Jekyll et Mister Hyde constitue
un des motifs récurrents de la comédie débile (voir le génial Fous d’Irène des Frères Farrelly, 2000).
D’ailleurs, dans un épisode fameux, on apprendra que le héros, en apparence
timoré, cache en lui une bête furieuse qui sait mieux que personne se battre[2].
De la même manière, Sans Sarah Rien Ne Va
met en valeur les instincts les plus primaires à travers la dégradation du
personnage (bouffe, sexe, alcool, colère…).
Dans Cinq Ans De Réflexion, l’exil pour le trou du cul du Michigan que
le personnage s’inflige dans le but d’y suivre sa fiancée reproduit un schéma
assez semblable à celui de How I Met Your
Mother : on retrouve ainsi le motif de l’inversion, puisque le
personnage perd son statut social et professionnel au profit de l’épanouissement
de sa promise, et cette perte s’accompagne d’une forme de dévirilisation (il
avouera lui-même que sa situation est humiliante). Mais là où on s’attendrait à
un résultat tendant vers une version masculine de Desperate Housewives – amorcée par l’ami « homme au foyer »,
mari d’universitaire comme lui, qui semble avoir perdu pied dans la
réalité à force de tricoter d’infâmes pulls mal dessinés – c’est au contraire
l’affirmation d’une masculinité totalement beauf qui en résulte : Jason
Segel offre l’image d’une régression primitive à la fois physique (la barbe de
bicker redneck qui le fait ressembler à un clochard, selon ses proches) et
culturelle (il se met à chasser, et s’apparente ainsi à un véritable homme des
cavernes, niant peu à peu la modernité et le raffinement : son mobilier et
ses accessoires sont fabriqués sur la base des animaux qu’il tue, il n’utilise
plus de fusil mais une arbalète…). L’écart existant entre le héros moderne et
équilibré et le freak régressif et instable peut être symbolisé à travers deux
tenues qu’il arbore à deux moments opposées. D’abord, lorsque le couple habite
encore San Francisco au début du film, Jason Segel fait la cuisine chez lui et
sert sa compagne dans un tablier représentant un homme bodybuildé à moitié nu :
c’est l’homme moderne qui n’affiche sa virilité qu’en cela qu’elle fait de lui
un homme-objet, objet de désir s’inscrivant dans une norme de beauté consensuelle,
et qui occupe le rôle traditionnellement imparti à la femme en étant derrière
les fourneaux. Le tablier cristallise tout cela en s’en faisant doublement la
représentation. Ensuite, lorsqu’il est dans le Michigan est qu’il erre dans la
maison toute barbe dehors en costume de Super-Lapin constellé de tâches, sous
prétexte que celui-ci est confortable, le rapport s’inverse totalement :
la supposée commodité de l’habit rappelle les pyjamas et autres survêts qui
sont l’apparat générique du looser , tandis que le ridicule du rongeur
géant confine à la régression enfantine, niant les possibles connotations
érotiques qu’il possédait lors de la première rencontre du couple (le chaud
lapin). Qui plus est, ce renversement entre l’un et l’autre des accessoires
montre la déchéance des rapports sexuels dans le couple : en se revêtant
du costume de Super-Lapin, il est clair que le personnage ne cherche plus à
plaire à sa fiancée, et de la même façon il semble évident que l’habit a perdu
toutes sa portée sacrée liée à leur première vue, rendu commun et insignifiant par
un usage quotidien. Si au début du film, il donnait l’image d’un homme
dévirilisé mais moderne, à ce stade il n’est plus qu’un homme en peau de lapin. "Am I a man, or Am I a muppet?", chantait Jason Segel dans Les Muppets - ni l'un ni l'autre, en fait, rien qu'une loque, un bout de chiffon crasseux.
Ainsi sa déchéance tragicomique
montre que le plus grand danger qui guette l’homme moderne réside en lui-même.
L’homme est un loup pour l’homme, prétend Thomas Hobbes – Jason Segel pourrait
dire de son côté que l’homme est un beauf pour l’homme, son éducation et sa
culture n’étant qu’un vernis superficiel menaçant constamment de craquer au
moindre souci pesant sur l’âme et le cœur, délivrant des profondeurs de sa
psyché une créature inavouable : une bête brute, un vrai Cro-Magnon, un
freak arriéré. Briser le cœur d’un homme, c’est le ramener à l’âge des
cavernes.
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