L'ETERNEL INACHEVEMENT DE L'EXISTENCE :
21 Jump Street
de Phil Lord et Chris Miller (2012)
(Mélancolie de la comédie débile - acte I)
La dernière décennie a connu
l’âge d’or ce qu’on appellera par commodité (et faute de mieux) la comédie débile américaine – aventure
cinématographique sans véritable équivalent, à travers laquelle les auteurs de
ces films ont exploré les béances de notre modernité, excavé les déficiences de
l’individu, fait exploser le rire et imploser les larmes, mis à jour une
dimension et une saveur inédites de l’humour, et découvert au final un précieux
gisement de cet or noir du spleen sous couvert d’exploration scatologique
morveuse, le grotesque se confondant alors au sublime dans un élan toujours
douloureux.
Pour justifier et filer la
métaphore du terrassement et de l’extraction, on pourrait d’ailleurs rappeler
que le mot « grotesque » vient de l’italien « la grotta »
(la grotte) qui dériva vers « la grottesca », en l’honneur d’une
sorte de peintures ornementale qui fut découverte au 15ème siècle à
Rome dans les souterrains des Thermes de Titus. Mikhaïl Bakhtine explique le
caractère singulier de ces peintures, qui marqua les esprits de l’époque, par
« le jeu insolite, fantaisiste et libre des formes végétales, animales et
humaines qui passaient de l’une à l’autre, se transformaient de l’une en
l’autre ». Le grotesque se distingue alors par sa négation des bornes, sa
violation des frontières, les limites qu’il repousse, et cela dans le but de
marquer « l’éternel inachèvement
de l’existence ». La comédie débile ne répond pas d’autres impératifs :
chacun des films s’y apparentant tend à dépasser certaines limites, souvent au
détriment du bon goût, penchant volontiers vers une débilité décérébrée aussi
jouissive que dérangeante, semblant n’être que le théâtre physique de corps
tour à tour désirants, désirables, souillés, repoussants, monstrueux, fragiles –
mais toujours émouvants, au final. Le personnage de la comédie débile est
urbain et foncièrement moderne, aussi ses rapports avec la faune et la flore
sont-ils à nuancer si l’on considère la définition originelle du grotesque
(même si…) ; mais son nouvel environnement interagit pareillement avec
lui : la frustration de la civilisation, les stéréotypes moraux, les
comportements sociaux, la culture et la contre-culture, la geekerie font partie
des mouvements qui traversent le héros débile.
Son corps, par ses multiples et souvent déplorables états, se dépasse lui-même,
franchit ses propres limites, par un phénomène de métamorphose inachevée vers
un devenir souvent inaccessible. Et c’est ce qui en fait souvent la singulière
mélancolie : la conscience d’un corps lesté dans la matérialité et qui
vient rabaisser des aspirations potentiellement plus élevées – une émotion, une
spiritualité, des valeurs supérieures. Le héros débile, inachevé, en quête de sens, est la plus belle incarnation
de l’homme et sa vulnérabilité en ce début de millénaire.
21 Jump Street
A défaut de se faire un éclatant
représentant de cette conception de la comédie débile, le film 21 Jump Street semble posséder toutes
les qualités pour en dresser le bilan – et comme tout bilan, l’image qui s’en
dégage n’est pas loin d’être crépusculaire. Depuis quelques temps déjà, la
comédie débile peine à tenir le souffle auquel la précédente décennie nous avait
habitué. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si dernièrement on a vu se fourvoyer
certains de ces représentants plus illustres dans des entreprises en décalage
total avec les valeurs de ce comique si singulier : Seth Rogen a écrit,
produit et joué le triste The Green
Hornet (2011) du pourtant respectable mais irrégulier Michel Gondry, dans
lequel le personnage du geek, que le genre nous avait appris à tant aimer,
devenait franchement agaçant et détestable, réduit à un sale gosse trop gâté ;
Michael Cera s’est curieusement métamorphosé de la même manière dans Scott Pilgrim vs. The World (2011), où
sa grâce naturelle et sa fragilité d’adolescent malingre étaient niées au
profit d’un fantasme de gamer
clinquant et totalement artificiel ; et c’est sans compter Votre Majesté (2011) de David Gordon
Green, dans lequel le pourtant formidable Danny McBride était noyé dans une
mièvrerie d’heroïc-fantasy de seconde zone, vaguement parodique… Ces productions
ont en commun une envergure de blockbuster hollywoodien, de film à gros budget
et gros sabots, presque arrogantes dans leur étalage de moyens, et au sein desquelles
toute la fragilité relative aux comédies débiles, toujours sur le fil du rasoir
entre la justesse et l’excès, se voyait totalement étouffée : au
contraire, on assistait là à l’expression d’une assurance à mille lieues des
inquiétudes mélancoliques qui traversèrent les années 2000. Il faudrait
s’imaginer un ami, un peu déjanté, un peu dégueulasse, pas sérieux du tout,
mais pourtant généreux, sincère et touchant, et qu’on aime surtout pour tout
cela, devenir du jour au lendemain un m’as-tu-vu de première catégorie,
prétentieux dans son attitude, égoïste dans son comportement : plus
question de le regarder de la même manière. C’est ce qui est donc arrivé en
l’espace de deux ans à la comédie débile (à l’exception de quelques rares mais bienheureuses
fidélités, tout de même). Et 21 Jump
Street arrive là, semble-t-il, pour enterrer, dignement, le genre.
Les commandements de la comédie débile
Le film réunit toutes les
caractéristiques de la comédie débile qui la relient au grotesque et à la
mélancolie, à cet « éternel inachèvement
de l’existence », et qu’on pourrait résumer en trois axes. En premier
lieu, on peut citer la régression, à
travers laquelle on opère de différentes manières possibles un retour à
l’adolescence, période ambigüe de crise et d’exaltation, période en
demi-teinte, période d’entre deux, période du devenir et de l’incertitude, qui
métaphorise souvent les inquiétudes connexes du passé, du présent et du futur.
Ce premier axe est celui qui s’avère le plus assurément responsable du
sentiment de mélancolie se dégageant des comédies débiles, mariant avec
ambivalence le sentiment de nostalgie à celui d’incomplétude. En deuxième lieu,
on pourrait parler du dérèglement,
conséquence directe de la régression et de sa direction adolescente :
dérèglement hormonal des corps au sens strict, mais aussi dérèglement moral des personnages, dérèglement perceptif
souvent associé aux drogues, dérèglement hallucinogène qui plonge la mise en
scène de certains films dans une dimension presque onirique, presque schizophrénique,
souvent frénétique, où l’excès est toujours présent, le trop plein jamais loin,
la surabondance se manifestant comme le signe premier du délire. Le dérèglement
peut ainsi se réaliser de bien des façons, et trouver une incarnation
particulière dans l’inversion,
thématique privilégiée du genre, source de sa grande inventivité et de sa non
moins grande originalité. Enfin, en troisième lieu, c’est le détournement qu’il faut mettre en
évidence : une fois de plus intimement lié aux deux précédents axes (le
retour à l’adolescence est en soi un détournement, ou plutôt un détour, ou un
retournement, tandis que le dérèglement constitue une base certaine pour ces
différentes finalités), il porte en lui une vocation métaphorique qui emmène le
récit dans des directions toujours inattendues. Ces caractéristiques, on peut
les retrouver à certains degrés dans chaque comédie débile, mais 21 Jump Street a la particularité d’observer
scrupuleusement leur présence, comme on va le voir à rebours.
Le détournement
Le film repose bien, en effet, sur
le détournement, et en particulier celui du film d’action, ou du moins du récit
policier. Déjà, la source du projet se trouve dans une série sentencieuse des
années 80, avec laquelle le long métrage n’a finalement plus grand-chose à
voir. La démarche n’est alors pas sans rappeler le Starky & Hutch de Todd Phillips avec Ben Stiller et Owen Wilson
(2004 – dans lequel on retrouvait aussi les acteurs de la série originelle à la
fin du film, d’ailleurs) de par la liberté désopilante avec laquelle sont
réinventés les personnages, et surtout Charlie’s
Angels de McG, pour la dimension totalement ironique et irrévérencieuse de l’entreprise :
tous les clins d’œil autoréférentiels de 21
Jump Street à propos du recyclage de « vieilles merdes des années
80 » évoquent le début du délire sémiotique de McG, dans lequel on
assistait à la projection dans un avion d’une adaptation cinématographique de Hooker (déjà, c’était en soi très drôle)
avec le commentaire exaspéré d’un passager sur la récupération hollywoodienne…
L’autodérision cynique et la distanciation critique démontrent ainsi la
conscience de la démarche qui vise à détourner les codes : et ce sont ceux
de l’action movie mâtiné de buddy movie que la comédie débile tend ici
à malmener. En effet, la tension dramatique n’est jamais que grotesque, et les gunfights, singulièrement parodiques –
et il faut avouer que c’est là où le film rencontre le moins de réussite, ne se
hissant pas à la hauteur de Délire
Express (David Gordon Green – 2008) ou de Very Bad Cops (Adam McKay – 2010). Là où pourtant 21 Jump Street retrouve réellement la
posture détournée du genre, c’est lorsque qu’elle rabaisse certains clichés du
cinéma d’action à une sphère plus intime ou plus quotidienne : c’est le
cas par exemple de la soirée organisée par les deux héros dans laquelle une
bande rivale d’un autre lycée vient semer le trouble – le scène joue sur l’inadaptation
des rapports de force, les deux adultes bastonnant avec une facilité
déconcertante les adolescents revêches, éprouvant une jouissance coupable dans
la destruction et la violence, en décalage total avec la réalité dérisoire de
la menace. Il faut aussi évoquer la course poursuite en voiture(s), mémorable,
qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler celle des Rois du Patin (Josh Gordon et Will Speck – 2007), dénaturant la
vitesse et la précipitation survoltée auxquelles le topos renvoie en l’interrompant
régulièrement par des embouteillages.
Le dérèglement
Autre invention délirante et
judicieuse en qui concerne le détournement parodique de l’action movie : l’explosion sans cesse attendue mais toujours
repoussée contre toute logique (un camion-citerne sur lequel on tire, par
exemple), et déclenchée au final par un vieux pick-up transportant de la vulgaire
volaille… Le détournement en appelle alors au dérèglement, puisque le film
poursuit de cette façon une logique pervertie, court-circuitée, pliant la
réalité et le stéréotype cinématographique à leur piratage littéralement explosif :
les coups de feu n’ont plus le même sens, et le danger vient moins de l’exceptionnel
(le camion-citerne) que de la normalité (les cageots de poulets). Le
dérèglement se fait dès lors omniprésent, rappelant la difficulté qui peut être
ressentie à s’adapter à la normalité, à l’ordinaire : celle-ci apparaît
dès le flashback introductif où Jonah Hill en mode Eminem échoue à simplement inviter
une congénère au bal de fin d’année. De la même façon, une vulgaire
interpellation dans un parc tourne à l’exploit homérique à cause de l’incompétence
respective des deux héros – incompétence complémentaire aussi, l’un ne
parvenant pas à s’imposer physiquement, et l’autre, intellectuellement – et,
au-delà du dérapage dans la plus pure lignée « débile » (les compères
expriment la joie d’avoir serré un suspect en simulant sa sodomie et en tirant
des coups de feu en l’air), elle s’avère d’ailleurs être un échec :
l’individu est relâché pour vice de procédure, ses droits ne lui ayant pas été
lus correctement. Mais la difficile insertion professionnelle n’est rien en
comparaison de ce qui attend les héros à leur retour au lycée : les
valeurs et les codes adolescents sont dérèglés de telle manière que Channing
Tatum, qui était censé détenir les connaissances les plus pointues en la
matière, devient ringard, tandis que Jonah Hill, dont c’était à l’origine la
caractéristique, se révèle le plus apte à s’adapter et le plus à même de
conquérir une certaine popularité. Il est dès lors évident que le film joue
avec pertinence sur le motif de l’inversion, les rôles respectifs des deux amis
se retrouvant à l’opposé de ceux qu’ils détenaient quelques années plus tôt. La
moralité dickensienne de l’inversion, qui fait éprouver à chacun des
personnages la puissance ou la souffrance de l’autre, est particulièrement
judicieuse pour notre propos, puisqu’elle renvoie tous deux à cet état d’« éternel
inachèvement de l’existence » à
travers la versatilité des modes et des comportements sociaux. Aucune vérité
n’est constamment valable, aucune réalité n’est indéfiniment fiable, l’une et
l’autre en perpétuelle mutation. Les deux amis éprouvent dès lors la relativité
de leur pouvoir ou de leur lacune, et l’obsolescence de leur perception du
monde.
Le trafic de drogue prend toute
sa signification dans la logique du dérèglement : d’abord par la
manifestation des effets de cette nouvelle substance hallucinogène, qui fait
s’alterner des états de transe et de délire incompatibles entre eux,
occasionnant une double séquence assez mémorable les répertoriant (d’abord au point
de vue externe, et puis interne). La logistique-même de ce commerce illicite
offre une dénaturation complète des idées reçues : les lycéens qui
s’adonnent au trafic ne le font que pour payer leur future inscription à la fac,
tandis que la tête pensante en est un prof de sport qui renie doublement son
rôle de pédagogue (en regard de sa déontologie didactique et de l’hygiène de
vie qu’il est censé professer). L’objet de l’enquête démontre ainsi les
mécanismes du dérèglement, rappelant que la drogue est l’instrument par
excellence de ce phénomène.
La régression
Enfin, le film est régression de
par son sujet : il possède comme source cette fameuse série policière des
eighties dans laquelle les héros avaient pour mission d’infiltrer un lycée et
les gangs qui y sévissaient. Du pain béni pour la comédie débile, donc, puisque
le récit impose à ses personnages un retour à l’adolescence, une régression à
des niveaux qui outrepassent le cadre de la scolarité (ils retournent vivre
chez les parents de l’un d’entre eux) et même celui du récit pour aborder un
cap plus symbolico-théorique : à travers le modèle opératoire de la série,
c’est en réalité un retour aux années 80 qui s’effectue, décennie de référence
pour la comédie débile (elle renvoie à la propre adolescence de leurs auteurs),
et modèle esthétique en matière de mauvais goût assumé. La régression devient
même allégorique, si l’on considère que le personnage incarné par Jonah Hill
joue lui-même un rôle fort symbolique dans la pièce mise en scène au
lycée : celui de Peter Pan, fantasme de l’éternel enfant, et surtout chef
des enfants perdus (et les personnages des comédies débiles ne sont-ils pas
tous des enfants perdus ?). La scénographie de la pièce révèle ainsi toute
l’ambivalence de la régression : à la fois légèreté miraculeuse par la
grâce de cette jouvence métaphorique (Jonah Hill vole dans les airs, aidé en
cela par la machinerie théâtrale) mais aussi lourdeur pataude de la triste
réalité (il finit par s’effondrer en même temps que le décor). Surtout, le
retour à l’adolescence fonctionne aussi comme une ultime chance donnée aux
personnages de vivre ce qu’ils ont manqué (à travers le bal, leur adolescence
elle-même), et renvoie donc les héros à leur carence, à leur béance, à leur
lacune, marquant ainsi la psychasthénie qui pèse sur eux. Le renvoie
métaphorique à l’adolescence puise ainsi ses raisons dans l’échec : échec personnel
(ils ont manqué leur sortie du lycée) comme professionnel (leur première intervention)
– autrement dit, il s’agit d’autant d’échecs du passage à l’âge adulte. Le
retour à l’adolescence fonctionne alors comme une forme de purgatoire où Jonah
Hill et Channing Tatum devront désamorcer leurs erreurs du passé et faire
d’eux-mêmes de véritables adultes.
21 Jump Street, on le voit bien ici, est une incarnation absolue de
la comédie débile, et pourtant il échoue à s’en faire un chef d’œuvre. En effet,
la mélancolie n’est pas aussi présente qu’on pourrait s’y attendre, de même que
l’outrance : en remplissant scrupuleusement ses objectifs, le film semble
paradoxalement pâtir d’un programme qui l’automatise et lui ôte toute sa
spontanéité viscérale. Les personnages secondaires n'en sont pas dupes, quelque part, lorsqu'ils font remarquer aux deux héros qu'ils semblent trop vieux pour être encore au lycée : on voit bien là que quelque chose cloche. La répétition des étapes liées aux effets de la drogue
appliqués aux personnages en est aussi fort symbolique : elle ne joue plus sur
la surprise, mais sur la déclinaison d’un phénomène attendu. C’est donc parce
que le film se fait un représentant exemplaire de la comédie débile qu’il
déçoit, comme un élève trop appliqué, trop scolaire, sans personnalité. Le
tableau n’est pas si noir, en réalité, mais le fait est que 21 Jump Street reste relativement plat,
malgré des saillies effarantes. Entre autres, la scène finale dans laquelle on voit
l’incontournable Rob Riggle tenter de récupérer avec la bouche son pénis
sectionné et gisant lamentablement sur le sol réactive le meilleur et le pire
de la comédie débile : dérangeante et grotesque, fascinante et ridicule,
effrayante et dérisoire, elle représente la détresse bouffonne, la fragile
nature de l’homme, son « éternel inachèvement »,
la vanité de ses aspirations, et le poids de ses failles. Ne reste plus qu’à
serrer les dents, aussi fort que possible.
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