samedi 7 juillet 2012

L'éternel inachèvement de l'existence : 21 Jump Street de Phil Lord et Chris Miller (2012) - Mélancolie de la comédie débile, acte I)

L'ETERNEL INACHEVEMENT DE L'EXISTENCE :
21 Jump Street
de Phil Lord et Chris Miller (2012)
(Mélancolie de la comédie débile - acte I)



La dernière décennie a connu l’âge d’or ce qu’on appellera par commodité (et faute de mieux) la comédie débile américaine – aventure cinématographique sans véritable équivalent, à travers laquelle les auteurs de ces films ont exploré les béances de notre modernité, excavé les déficiences de l’individu, fait exploser le rire et imploser les larmes, mis à jour une dimension et une saveur inédites de l’humour, et découvert au final un précieux gisement de cet or noir du spleen sous couvert d’exploration scatologique morveuse, le grotesque se confondant alors au sublime dans un élan toujours douloureux.
Pour justifier et filer la métaphore du terrassement et de l’extraction, on pourrait d’ailleurs rappeler que le mot « grotesque » vient de l’italien « la grotta » (la grotte) qui dériva vers « la grottesca », en l’honneur d’une sorte de peintures ornementale qui fut découverte au 15ème siècle à Rome dans les souterrains des Thermes de Titus. Mikhaïl Bakhtine explique le caractère singulier de ces peintures, qui marqua les esprits de l’époque, par « le jeu insolite, fantaisiste et libre des formes végétales, animales et humaines qui passaient de l’une à l’autre, se transformaient de l’une en l’autre ». Le grotesque se distingue alors par sa négation des bornes, sa violation des frontières, les limites qu’il repousse, et cela dans le but de marquer « l’éternel inachèvement de l’existence ». La comédie débile ne répond pas d’autres impératifs : chacun des films s’y apparentant tend à dépasser certaines limites, souvent au détriment du bon goût, penchant volontiers vers une débilité décérébrée aussi jouissive que dérangeante, semblant n’être que le théâtre physique de corps tour à tour désirants, désirables, souillés, repoussants, monstrueux, fragiles – mais toujours émouvants, au final. Le personnage de la comédie débile est urbain et foncièrement moderne, aussi ses rapports avec la faune et la flore sont-ils à nuancer si l’on considère la définition originelle du grotesque (même si…) ; mais son nouvel environnement interagit pareillement avec lui : la frustration de la civilisation, les stéréotypes moraux, les comportements sociaux, la culture et la contre-culture, la geekerie font partie des mouvements qui traversent le héros débile. Son corps, par ses multiples et souvent déplorables états, se dépasse lui-même, franchit ses propres limites, par un phénomène de métamorphose inachevée vers un devenir souvent inaccessible. Et c’est ce qui en fait souvent la singulière mélancolie : la conscience d’un corps lesté dans la matérialité et qui vient rabaisser des aspirations potentiellement plus élevées – une émotion, une spiritualité, des valeurs supérieures. Le héros débile, inachevé, en quête de sens, est la plus belle incarnation de l’homme et sa vulnérabilité en ce début de millénaire.
21 Jump Street
A défaut de se faire un éclatant représentant de cette conception de la comédie débile, le film 21 Jump Street semble posséder toutes les qualités pour en dresser le bilan – et comme tout bilan, l’image qui s’en dégage n’est pas loin d’être crépusculaire. Depuis quelques temps déjà, la comédie débile peine à tenir le souffle auquel la précédente décennie nous avait habitué. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si dernièrement on a vu se fourvoyer certains de ces représentants plus illustres dans des entreprises en décalage total avec les valeurs de ce comique si singulier : Seth Rogen a écrit, produit et joué le triste The Green Hornet (2011) du pourtant respectable mais irrégulier Michel Gondry, dans lequel le personnage du geek, que le genre nous avait appris à tant aimer, devenait franchement agaçant et détestable, réduit à un sale gosse trop gâté ; Michael Cera s’est curieusement métamorphosé de la même manière dans Scott Pilgrim vs. The World (2011), où sa grâce naturelle et sa fragilité d’adolescent malingre étaient niées au profit d’un fantasme de gamer clinquant et totalement artificiel ; et c’est sans compter Votre Majesté (2011) de David Gordon Green, dans lequel le pourtant formidable Danny McBride était noyé dans une mièvrerie d’heroïc-fantasy de seconde zone, vaguement parodique… Ces productions ont en commun une envergure de blockbuster hollywoodien, de film à gros budget et gros sabots, presque arrogantes dans leur étalage de moyens, et au sein desquelles toute la fragilité relative aux comédies débiles, toujours sur le fil du rasoir entre la justesse et l’excès, se voyait totalement étouffée : au contraire, on assistait là à l’expression d’une assurance à mille lieues des inquiétudes mélancoliques qui traversèrent les années 2000. Il faudrait s’imaginer un ami, un peu déjanté, un peu dégueulasse, pas sérieux du tout, mais pourtant généreux, sincère et touchant, et qu’on aime surtout pour tout cela, devenir du jour au lendemain un m’as-tu-vu de première catégorie, prétentieux dans son attitude, égoïste dans son comportement : plus question de le regarder de la même manière. C’est ce qui est donc arrivé en l’espace de deux ans à la comédie débile (à l’exception de quelques rares mais bienheureuses fidélités, tout de même). Et 21 Jump Street arrive là, semble-t-il, pour enterrer, dignement, le genre.

Les commandements de la comédie débile
Le film réunit toutes les caractéristiques de la comédie débile qui la relient au grotesque et à la mélancolie, à cet « éternel inachèvement de l’existence », et qu’on pourrait résumer en trois axes. En premier lieu, on peut citer la régression, à travers laquelle on opère de différentes manières possibles un retour à l’adolescence, période ambigüe de crise et d’exaltation, période en demi-teinte, période d’entre deux, période du devenir et de l’incertitude, qui métaphorise souvent les inquiétudes connexes du passé, du présent et du futur. Ce premier axe est celui qui s’avère le plus assurément responsable du sentiment de mélancolie se dégageant des comédies débiles, mariant avec ambivalence le sentiment de nostalgie à celui d’incomplétude. En deuxième lieu, on pourrait parler du dérèglement, conséquence directe de la régression et de sa direction adolescente : dérèglement hormonal des corps au sens strict, mais aussi dérèglement  moral des personnages, dérèglement perceptif souvent associé aux drogues, dérèglement hallucinogène qui plonge la mise en scène de certains films dans une dimension presque onirique, presque schizophrénique, souvent frénétique, où l’excès est toujours présent, le trop plein jamais loin, la surabondance se manifestant comme le signe premier du délire. Le dérèglement peut ainsi se réaliser de bien des façons, et trouver une incarnation particulière dans l’inversion, thématique privilégiée du genre, source de sa grande inventivité et de sa non moins grande originalité. Enfin, en troisième lieu, c’est le détournement qu’il faut mettre en évidence : une fois de plus intimement lié aux deux précédents axes (le retour à l’adolescence est en soi un détournement, ou plutôt un détour, ou un retournement, tandis que le dérèglement constitue une base certaine pour ces différentes finalités), il porte en lui une vocation métaphorique qui emmène le récit dans des directions toujours inattendues. Ces caractéristiques, on peut les retrouver à certains degrés dans chaque comédie débile, mais 21 Jump Street a la particularité d’observer scrupuleusement leur présence, comme on va le voir à rebours.
Le détournement

Le film repose bien, en effet, sur le détournement, et en particulier celui du film d’action, ou du moins du récit policier. Déjà, la source du projet se trouve dans une série sentencieuse des années 80, avec laquelle le long métrage n’a finalement plus grand-chose à voir. La démarche n’est alors pas sans rappeler le Starky & Hutch de Todd Phillips avec Ben Stiller et Owen Wilson (2004 – dans lequel on retrouvait aussi les acteurs de la série originelle à la fin du film, d’ailleurs) de par la liberté désopilante avec laquelle sont réinventés les personnages, et surtout Charlie’s Angels de McG, pour la dimension totalement ironique et irrévérencieuse de l’entreprise : tous les clins d’œil autoréférentiels de 21 Jump Street à propos du recyclage de « vieilles merdes des années 80 » évoquent le début du délire sémiotique de McG, dans lequel on assistait à la projection dans un avion d’une adaptation cinématographique de Hooker (déjà, c’était en soi très drôle) avec le commentaire exaspéré d’un passager sur la récupération hollywoodienne… L’autodérision cynique et la distanciation critique démontrent ainsi la conscience de la démarche qui vise à détourner les codes : et ce sont ceux de l’action movie mâtiné de buddy movie que la comédie débile tend ici à malmener. En effet, la tension dramatique n’est jamais que grotesque, et les gunfights, singulièrement parodiques – et il faut avouer que c’est là où le film rencontre le moins de réussite, ne se hissant pas à la hauteur de Délire Express (David Gordon Green – 2008) ou de Very Bad Cops (Adam McKay – 2010). Là où pourtant 21 Jump Street retrouve réellement la posture détournée du genre, c’est lorsque qu’elle rabaisse certains clichés du cinéma d’action à une sphère plus intime ou plus quotidienne : c’est le cas par exemple de la soirée organisée par les deux héros dans laquelle une bande rivale d’un autre lycée vient semer le trouble – le scène joue sur l’inadaptation des rapports de force, les deux adultes bastonnant avec une facilité déconcertante les adolescents revêches, éprouvant une jouissance coupable dans la destruction et la violence, en décalage total avec la réalité dérisoire de la menace. Il faut aussi évoquer la course poursuite en voiture(s), mémorable, qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler celle des Rois du Patin (Josh Gordon et Will Speck – 2007), dénaturant la vitesse et la précipitation survoltée auxquelles le topos renvoie en l’interrompant régulièrement par des embouteillages.
Le dérèglement

Autre invention délirante et judicieuse en qui concerne le détournement parodique de l’action movie : l’explosion sans cesse attendue mais toujours repoussée contre toute logique (un camion-citerne sur lequel on tire, par exemple), et déclenchée au final par un vieux pick-up transportant de la vulgaire volaille… Le détournement en appelle alors au dérèglement, puisque le film poursuit de cette façon une logique pervertie, court-circuitée, pliant la réalité et le stéréotype cinématographique à leur piratage littéralement explosif : les coups de feu n’ont plus le même sens, et le danger vient moins de l’exceptionnel (le camion-citerne) que de la normalité (les cageots de poulets). Le dérèglement se fait dès lors omniprésent, rappelant la difficulté qui peut être ressentie à s’adapter à la normalité, à l’ordinaire : celle-ci apparaît dès le flashback introductif où Jonah Hill en mode Eminem échoue à simplement inviter une congénère au bal de fin d’année. De la même façon, une vulgaire interpellation dans un parc tourne à l’exploit homérique à cause de l’incompétence respective des deux héros – incompétence complémentaire aussi, l’un ne parvenant pas à s’imposer physiquement, et l’autre, intellectuellement – et, au-delà du dérapage dans la plus pure lignée « débile » (les compères expriment la joie d’avoir serré un suspect en simulant sa sodomie et en tirant des coups de feu en l’air), elle s’avère d’ailleurs être un échec : l’individu est relâché pour vice de procédure, ses droits ne lui ayant pas été lus correctement. Mais la difficile insertion professionnelle n’est rien en comparaison de ce qui attend les héros à leur retour au lycée : les valeurs et les codes adolescents sont dérèglés de telle manière que Channing Tatum, qui était censé détenir les connaissances les plus pointues en la matière, devient ringard, tandis que Jonah Hill, dont c’était à l’origine la caractéristique, se révèle le plus apte à s’adapter et le plus à même de conquérir une certaine popularité. Il est dès lors évident que le film joue avec pertinence sur le motif de l’inversion, les rôles respectifs des deux amis se retrouvant à l’opposé de ceux qu’ils détenaient quelques années plus tôt. La moralité dickensienne de l’inversion, qui fait éprouver à chacun des personnages la puissance ou la souffrance de l’autre, est particulièrement judicieuse pour notre propos, puisqu’elle renvoie tous deux à cet état d’« éternel inachèvement de l’existence » à travers la versatilité des modes et des comportements sociaux. Aucune vérité n’est constamment valable, aucune réalité n’est indéfiniment fiable, l’une et l’autre en perpétuelle mutation. Les deux amis éprouvent dès lors la relativité de leur pouvoir ou de leur lacune, et l’obsolescence de leur perception du monde.

Le trafic de drogue prend toute sa signification dans la logique du dérèglement : d’abord par la manifestation des effets de cette nouvelle substance hallucinogène, qui fait s’alterner des états de transe et de délire incompatibles entre eux, occasionnant une double séquence assez mémorable les répertoriant (d’abord au point de vue externe, et puis interne). La logistique-même de ce commerce illicite offre une dénaturation complète des idées reçues : les lycéens qui s’adonnent au trafic ne le font que pour payer leur future inscription à la fac, tandis que la tête pensante en est un prof de sport qui renie doublement son rôle de pédagogue (en regard de sa déontologie didactique et de l’hygiène de vie qu’il est censé professer). L’objet de l’enquête démontre ainsi les mécanismes du dérèglement, rappelant que la drogue est l’instrument par excellence de ce phénomène.
La régression
Enfin, le film est régression de par son sujet : il possède comme source cette fameuse série policière des eighties dans laquelle les héros avaient pour mission d’infiltrer un lycée et les gangs qui y sévissaient. Du pain béni pour la comédie débile, donc, puisque le récit impose à ses personnages un retour à l’adolescence, une régression à des niveaux qui outrepassent le cadre de la scolarité (ils retournent vivre chez les parents de l’un d’entre eux) et même celui du récit pour aborder un cap plus symbolico-théorique : à travers le modèle opératoire de la série, c’est en réalité un retour aux années 80 qui s’effectue, décennie de référence pour la comédie débile (elle renvoie à la propre adolescence de leurs auteurs), et modèle esthétique en matière de mauvais goût assumé. La régression devient même allégorique, si l’on considère que le personnage incarné par Jonah Hill joue lui-même un rôle fort symbolique dans la pièce mise en scène au lycée : celui de Peter Pan, fantasme de l’éternel enfant, et surtout chef des enfants perdus (et les personnages des comédies débiles ne sont-ils pas tous des enfants perdus ?). La scénographie de la pièce révèle ainsi toute l’ambivalence de la régression : à la fois légèreté miraculeuse par la grâce de cette jouvence métaphorique (Jonah Hill vole dans les airs, aidé en cela par la machinerie théâtrale) mais aussi lourdeur pataude de la triste réalité (il finit par s’effondrer en même temps que le décor). Surtout, le retour à l’adolescence fonctionne aussi comme une ultime chance donnée aux personnages de vivre ce qu’ils ont manqué (à travers le bal, leur adolescence elle-même), et renvoie donc les héros à leur carence, à leur béance, à leur lacune, marquant ainsi la psychasthénie qui pèse sur eux. Le renvoie métaphorique à l’adolescence puise ainsi ses raisons dans l’échec : échec personnel (ils ont manqué leur sortie du lycée) comme professionnel (leur première intervention) – autrement dit, il s’agit d’autant d’échecs du passage à l’âge adulte. Le retour à l’adolescence fonctionne alors comme une forme de purgatoire où Jonah Hill et Channing Tatum devront désamorcer leurs erreurs du passé et faire d’eux-mêmes de véritables adultes.  
 

21 Jump Street, on le voit bien ici, est une incarnation absolue de la comédie débile, et pourtant il échoue à s’en faire un chef d’œuvre. En effet, la mélancolie n’est pas aussi présente qu’on pourrait s’y attendre, de même que l’outrance : en remplissant scrupuleusement ses objectifs, le film semble paradoxalement pâtir d’un programme qui l’automatise et lui ôte toute sa spontanéité viscérale. Les personnages secondaires n'en sont pas dupes, quelque part, lorsqu'ils font remarquer aux deux héros qu'ils semblent trop vieux pour être encore au lycée : on voit bien là que quelque chose cloche. La répétition des étapes liées aux effets de la drogue appliqués aux personnages en est aussi fort symbolique : elle ne joue plus sur la surprise, mais sur la déclinaison d’un phénomène attendu. C’est donc parce que le film se fait un représentant exemplaire de la comédie débile qu’il déçoit, comme un élève trop appliqué, trop scolaire, sans personnalité. Le tableau n’est pas si noir, en réalité, mais le fait est que 21 Jump Street reste relativement plat, malgré des saillies effarantes. Entre autres, la scène finale dans laquelle on voit l’incontournable Rob Riggle tenter de récupérer avec la bouche son pénis sectionné et gisant lamentablement sur le sol réactive le meilleur et le pire de la comédie débile : dérangeante et grotesque, fascinante et ridicule, effrayante et dérisoire, elle représente la détresse bouffonne, la fragile nature de l’homme, son « éternel inachèvement », la vanité de ses aspirations, et le poids de ses failles. Ne reste plus qu’à serrer les dents, aussi fort que possible.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire