UNE CAGE OU UN ENCLOS (2/2):
Nouveau Départ de Cameron Crowe (2011)

Petit
rappel – Nouveau Départ
s’annonce mal : a priori, on subodore la bluette sentimentale et
familiale, on voit venir de loin le tire-larmes et l’attrape-nigaud, on redoute
le mélo à moitié rigolo avec petits et gros animaux – sauf que l’auteur de ce
film mal barré n’est autre que Cameron Crowe (qui n’a réalisé que des plutôt
très bons films, si l’on oublie poliment Vanilla
Sky). Alors, Nouveau Départ se
transforme en tout autre chose : le zoo ne devient plus qu’un paravent à
des tensions plus profondes, et le récit de sa reconstruction se mue en véritable
chasse au trésor. Et c’est même quelque chose de plus énigmatique qu’une chasse
au trésor, qui nécessite de creuser bien plus profondément que dans le sol, de
creuser la psyché des personnages, pour en dénicher le secret, la raison
clandestine d’un comportement aussi absurde et insensé que celui qui consiste à
racheter un zoo pour le restaurer. Tout fonctionne donc comme s’il y avait un
secret derrière la grille du zoo, comme si c’était une vaste chambre close à
ciel ouvert où les cages comme les êtres renfermaient des mystères. Le fin mot
de l’histoire, on l’a révélé précédemment, c’est la mort de la mère, ou plutôt c’est
le désir du père de ressusciter la chance qu’il a eu de connaître sa femme,
dans le but de redonner à sa famille la possibilité d’être de nouveau heureuse,
comme lorsqu’elle était encore là. De ce point de vue, Nouveau Départ est une histoire de fantôme, un peu comme Rebecca d’Alfred Hitchcock ou le début
de Laura d’Otto Preminger, parce qu’alors
une femme hante le film par son absence. Mais ici la dynamique en est inversée,
car il s’agit de faire revenir la mère des limbes, de prolonger coûte que coûte
son souvenir, et la faire se réincarner dans tout ce qui est possible de la
rappeler.
Ainsi, pareil à un jeu de poupées gigognes, toute
l’ambition du film est de faire apparaître ce qui n’est pas encore là, ce qui
ne l’est plus, ce qui est dissimulé : d’abord le zoo qui se cache derrière la
maison que le père veut racheter, et puis le parc d’attraction familial et
rutilant qui éclot derrière le zoo en décrépitude, et enfin derrière tout cela,
encore, la mère qui hante chacun des gestes de la famille. La catharsis se
fait quête, mais aussi enquête : ce que les personnages vont apprendre, au
cours du film, c’est à voir le bon côté, à prendre le bon sens, à déchiffrer
les énigmes du bonheur : la pluie la veille de la réouverture annonce en
réalité le beau temps ; la mort du tigre refusée, inacceptable pour le
père, sera finalement admise et ressentie comme libératrice ; le sweat
qu’on jette parce qu’il a appartenu à la mère, qu’on rejette comme un poids
trop lourd à porter, se transforme en allègement inespéré à cause du don que la
défunte y avait caché ; la brusque absence d’une jeune fille sera l’occasion
pour le fils de révéler l’amour qu’il éprouve pour elle ; etc. Et cette
disposition des personnages à aller chercher ce qui se cache de bon au-devant
de leur vie, elle sera d’ailleurs symbolisée à la fin, lorsque le fils,
n’acceptant pas l’idée que personne ne soit encore entré dans le zoo alors
qu’il est ouvert depuis quelques minutes, découvre que le public est en réalité
bloqué à l’entrée du parc par un arbre tombé sur la route dans la nuit :
il s’agit donc de ne jamais baisser les bras et de voir derrière chaque revers
la bonne nouvelle qui s’y cache. Il s’opère alors un déplacement constant dans
le film du malheur vers le bonheur, du « pourquoi pas ? »
désinvolte vers des motivations plus profondes, de l’absence de la mère à sa
résurrection détournée, du désenchantement au réenchantement. Encore une fois,
le fils cristallise cette translation effectuée dans le film – et il la
cristallise justement parce qu’il incarne la dichotomie malheur / bonheur :
perturbé, il représente l’écorché vif, marqué au fer rouge par la mort de la
mère, mais en même temps, par sa présence même, il la fait revivre, tant le
père peut reconnaître sa femme disparue dans chacun des gestes, chacun des
regards, chacun des traits de caractère de son fils. Autre détail révélateur :
il commence par être renvoyé de son lycée à cause de la fresque murale qu’il a
réalisée pour un cours d’art plastique, et qui représente une décapitation,
nouvelle Méduse à travers laquelle le jeune homme fait le portrait de son
déracinement émotionnel – alors, les talents artistiques du fils sont employés
à exprimer ses angoisses les plus noires. A la fin, le père se sert d’un autre
dessin du jeune garçon pour en faire le logo du zoo : la tête du tigre
décédé. Il s’agit encore de la tête d’un mort, mais là où le premier dessin ne
saisissait que la souffrance et l’horreur de la décapitation, le deuxième rend
hommage au tigre et ne retient de lui que l’image d’une majesté et d’une
plénitude – à chaque fois, on retire une tête, mais la violence a laissé place
à la sérénité, la nuisance à la rémission, la révolte à la révérence.
Alors, à force de vouloir débusquer les secrets derrière les apparences, le film en vient à s’interroger sur le rôle des images qu’il met en scène, déclinant des contrastes entre la surface (ce qu’elle cache) et la profondeur (ce qui s’y cache), le vernis et le dedans, l’écran et ce qui l’habite. Une scène en deux temps, superbe, concrétise cette idée : le soir, seul au rez-de-chaussée de sa nouvelle maison, en pleine crise de doute quant à la viabilité de son projet, le père se réfugie dans l’écran de son ordinateur portable, pour y regarder les images du bonheur perdu : des photographies de lui, de ses enfants, et de sa femme. La caméra suit le curseur sur le petit écran et elle balaie en très gros plan sa surface, au fil des icônes – la souris devient alors une variante numérique du lapin d’Alice, médiateur entre le monde réel et celui de l’écran, celui de l’autre côté de l’écran. Mais le père ne peut suivre la souris plus que ne le permet la clôture de cet écran ; et c’est pourquoi, la première fois, la caméra glisse sur surface de l’ordinateur, ne trouvant aucune prise, aucune assise. La deuxième fois, il lui est toujours impossible de pénétrer la moelle du souvenir, mais alors il se retrouve dédoublé, déchiré, au sens propre comme au figuré, acteur et spectateur, ici et absent, là et ailleurs, derrière la barrière du temps et de la mort : les images des jours passées se mettent à s’animer sous ses yeux, mais il n’en fait plus parti, ou s’il en fait parti, c’est pour mieux se rendre compte qu’il est à son tour devenu un fantôme dans ce monde de la mémoire qui n’est plus. Ces lignes extraites du roman d’André Gide Les Faux-Monnayeurs semblent avoir été écrites pour illustrer ce qui se passe alors : « Rien n’a pour moi d’existence, que poétique (et je rends à ce mot son plein sens) – à commencer par moi-même. Il me semble parfois que je n’existe pas vraiment, mais simplement que j’imagine que je suis. Ce à quoi je parviens le plus difficilement à croire c’est à ma propre réalité. Je m’échappe sans cesse et ne comprends pas bien, lorsque je me regarde agir, que celui que je vois agir soit le même que celui qui regarde, et qui s’étonne, et doute qu’il puisse être acteur et contemplateur à la fois. » Un court-circuit intervient alors dans le film, le deuil se révélant insurmontable pour le personnage à travers son impossible posture à la surface, sur les fils des apparences, les sentiments penchant vers où on ne peut plus revenir. A force de se perdre dans sa contemplation des souvenirs, à force de se perdre dans les obstacles qui empêchent la réalisation de son projet, le père n’existe alors plus qu’à peine, de cette existence qui n’est faite qu’à l’épreuve des larmes. Dès lors, il faut se débarrasser des gris-gris, des amulettes, des photographies, de ces surfaces planes qui deviennent des cages pour les êtres vivants.
Une réplique revient alors en mémoire, prononcée
par un des employés du zoo, lors de la première visite du père : alors que
celui-ci a évoqué les cages des animaux, l’employé lui répond : « ce
ne sont pas des cages, mais des enclos ». Le film pourrait se résumer à
cette phrase, parce qu’elle présage la découverte que va faire le père, la
prise de conscience d’être enfermé dans la cage du deuil, dans la prison de ses
souvenirs. A partir de là, le zoo ne se réduit plus qu’à un motif, celui du
grillage, de la clôture, de la barrière : autant de métaphores possibles
du chagrin élégiaque, en cela qu’il implique la séparation, l’impossible
limite à franchir, l’ultime frontière entre la vie et la mort. Alors, il ne
sera plus question que de déplacer la frontière dans le but d’apprivoiser
l’absence et la séparation (c’est tout le sens des clôtures qui ne sont plus
aux normes, selon l’inspecteur du zoo, mais aussi, par-delà la métaphore, en ce
qui concerne la vie elle-même).
A partir de là, il faut faire du souvenir un
enclos, et non plus une cage : un lieu de vie, un lieu pour la vie, pour
qu’elle s’y épanouisse – il faut dès lors intérioriser les souvenirs, les
prendre de l’intérieur, les habiter. Il faut pouvoir y aller sans en être
prisonnier, sans perdre sa liberté, sans y laisser sa propre existence, sans
éprouver tout le poids de la clôture. Cela fait référence à deux belles scènes
bien distinctes : dans le zoo, le jour de l’inspection finale, la porte de
l’enclos aux lions ne se ferme plus, et l’un des employés (le même qui a fait
la différence entre une cage et un enclos, justement) est obligé de pénétrer à
l’intérieur pour la réparer. Le gardien doit donc entrer dans l’enclos pour que
l’enclos soit bien verrouillé – c’est encore le mystère de la chambre close,
mais à l’envers : le tout n’étant pas de savoir comment en sortir que d’y
entrer pour ne plus rien laisser sortir.
N’en va-t-il pas de même pour le deuil dont le principal travail, et le
plus dur, consiste à ne plus laisser sortir les manifestations de son chagrin,
à les enfermer à double tour avec les souvenirs du passé ? Ainsi, les
personnages ne se heurtent plus à une surface désincarnée qui se dresse en
rempart de la nostalgie et de la tristesse, il n’est plus question d’une
barrière entre l’avant et l’après, mais d’une fusion qui vise à habiter le
souvenir, à cohabiter avec lui, et l’incarner aussi : c’est là le rôle du
sweat-shirt que le père veut jeter parce qu’il ne sera plus jamais porté par la
mère, surface fantôme dont les plis ne trahissent que l’absence et le vide –
pourtant, le père découvrira plus tard que le vêtement était encore habité par
la mère, qui y avait laissé le reçu d’une police d’assurance-vie en faveur de
sa famille. C’est encore donc à l’intérieur que se trouve le vrai gisement du
souvenir, et c’est de l’intérieur, de l’enclos de la mémoire, qu’il faut régler
le problème. C’est là que la fin du film prend tout son sens : à l’opposé
des cages-photos qui ne renvoient que l’image de la séparation et de la
scission, la vision intérieure du père devient projection extérieure, mi
réelle, mi fantastique, totalement merveilleuse, enclos fantasmagorique hors du
temps et de l’espace, qui fait se réunir la famille autour de la mère
ressuscitée et réincarnée par et pour le seul pouvoir de la pensée.
Derrière les apparences, derrière leur opacité,
derrière le voile de la mort, le réenchantement se fait jour, à nouveau.
Derrière l’arbre tombé à la fin du film, la foule arrive en masse pour apporter
de la reconnaissance au travail de la famille, pour donner du sens à ce coup de
cœur – comme la mère qui surgit dans l’enclos du réel au sein duquel elle n’a
plus sa place, pour venir rappeler le bonheur des premières fois.
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