UNE CAGE OU UN ENCLOS 1/2 :
Nouveau Départ de Cameron Crowe (2011)
Ce film dégage un certain parfum de mystère.
Car il y a une énigme dans Nouveau Départ, une pièce manquante, un sentiment d’incongruité,
d’impossibilité, d’incohérence, un peu comme dans les récits de chambre close,
un peu comme si le film était verrouillé de l’intérieur, et qu’il était
impossible d’y entrer sans éprouver le poids d’une absence, de quelque chose
qui nous aurait échappé – et seul le dénouement apporte une résolution qui nous
amène à tout reconsidérer.
Mystérieux, le film l’est bel et bien si l’on
considère l’écart entre le titre original et celui traduit en français. Nouveau Départ porte en lui des
connotations qui l’inscrivent dans le présent (le départ est pris maintenant, il est nouveau parce qu’il vient rompre avec le passé), mais aussi dans le
futur (un nouveau départ se prend pour vivre, à court comme à long terme, une
nouvelle vie) : ainsi, ce titre tend à rendre compte de l’esprit du film
en se tournant vers l’avenir, dans une rupture avec le passé. Or, We Bought a Zoo se situe précisément à
l’inverse : dans cette phrase, le temps employé est précisément le passé,
et alors l’image que donne le film est celle d’une action brève, et qui plus
est révolue. Là où Nouveau Départ condense en deux mots un processus qu’on imagine
lent et réfléchi, celui de prendre une autre direction dans la vie, là où l’on
cherche donc à donner implicitement
l’idée d’une durée, et même d’une tâche malaisée, We Bought a Zoo se contente d’énoncer une phrase lapidaire, neutre,
presque froide, absurde, un constat incisif d’une action somme toute anodine
dans son énonciation – Nous avons acheté
un zoo. Nouveau Départ implique ainsi
une réorientation psychologique importante, de même d’un nombre conséquent de
démarches à entreprendre pour atteindre son but, tandis que We Bought a Zoo réduit au contraire
l’anecdote à sa plus simple expression. Français et américain, nous ne sommes donc
pas d’accord sur la dimension morale du récit et sur la temporalité à laquelle il
se rapporte : l’avenir pour l’un, le passé pour l’autre – et aucun n’a tort,
personne n’a raison, chacun pouvant au final retirer de ce paradoxe la première
énigme du film. Où donc se situer ?
Où donc se situer – car c’est bien là un problème.
On connaît Cameron Crowe, et même on l’aime : la plupart de ses films sont
d’une grande beauté (élevé à l’école James L. Brooks, il a choisi de tourner assez
peu, mais plutôt bien, et à chaque fois des projets personnels, qui ne sont
d’ailleurs pas sans avoir des résonnances avec son intimité). Et puis, il a
quand même été à l’initiative d’un trésor pour le cinéphile, ses magnifiques entretiens
avec Billy Wilder – et un homme qui révère Billy Wilder et qui lui / en parle aussi
bien ne peut être mauvais. Or, Nouveau
Départ ne cadre pas dans le décor : à la lecture du synopsis, on
subodore l’aventure consensuelle et familiale, du proto-Disney de bas
étage, et on ne serait pas plus étonné que cela si les animaux du dit zoo se
mettaient à prendre la parole. Pour être honnête, l’antidote à cet a priori
rédhibitoire aura finalement été un autre a priori, celui de croire coûte que
coûte en Cameron Crowe, tout en se posant quand même de sérieuses
questions sur sa probité, en l’occurrence. Pourquoi, en effet, a-t-il été
séduit par une telle histoire, tout juste bonne à faire des téléfilms ?
![]() |
Billy Wilder et Cameron Crowe |
Pourquoi – le secret est enfermé à l’intérieur de Nouveau Départ. Cameron Crowe fait alors
de son film lui-même une chambre close, le tout n’étant pas de savoir comment
le meurtrier en est sorti alors qu’elle était verrouillée de l’intérieur, mais
bien de concevoir ce que le réalisateur a pu en sortir, ce qu’il a pu extraire
d’une histoire si platement vertueuse et si prévisible. Le titre américain
appelle d’ailleurs à recourir à cette même question : We Bought a Zoo – mais pourquoi ? Pourquoi quelqu’un
achèterait-il un zoo ? Que dissimule un énoncé si aride, si bref, si
énigmatique ? Alors, il ne s’agit pas tant d’assister au programme d’un
nouveau départ que de comprendre la raison pour laquelle les personnages
principaux en viennent à acheter un zoo sur le déclin, variante de
l’interrogation plus générale qui consiste à saisir la raison pour laquelle le
réalisateur a choisi un sujet si peu en accord avec ce qu’on peut attendre de
lui – le spectacle lamentable qu’offre le zoo avant sa restauration et le
découragement des personnages qui s’en suit reflètent alors la perplexité du
spectateur devant les piteuses promesses du synopsis. Or, comme dans tout bon
whodunit, on l’a déjà suggéré, la réponse sera constamment repoussée, jusqu’à
la fin. A notre question, « pourquoi ? », relayée d’ailleurs par
plusieurs personnages dans le film (le fils, le frère, etc.), le héros rétorquera
dès le début un débonnaire « pourquoi pas ? ». Autre énigme,
finalement, que cette réponse, parce qu’elle pousse à poser d’autres questions :
qu’est-ce qui motive en réalité cette démarche hasardeuse ? quelle(s)
autre(s) raison(s) cache cette réponse qui n’en est pas une ?
Pourquoi pas – Jérôme Momcilovic a déjà très bien parlé
dans son article pour Chronicart de la signification de ce volontarisme
nonchalant qui transforme chaque étape de la vie en une grande aventure, une
quête effrénée du bonheur, « une utopie du recommencement » (http://www.chronicart.com/cinema/chronique.php?id=12387).
En effet, dans le « pourquoi pas ? » lancé par le père, on peut
voir une sorte de coup de dé, un coup de poker à l’occasion duquel on parie
« vingt minutes de courage » dans l’espoir de rafler la mise : c’est-à-dire
réussir sa vie – mais ce serait oublier qu’« un coup de dés jamais
n’abolira le hasard » – et le cinéma se plaît à nous rappeler qu’il n’est
pas de hasard dans la vie, mais plutôt des rendez-vous. Et c’est donc plutôt un
coup de cœur dont il est question ici, celui d’un père et de sa petite fille
pour une maison retirée à la campagne – et s’il y a un zoo dans le lot, et bien,
« pourquoi pas ? ». Cependant, ce coup de cœur cache autre
chose, encore, car il y a de l’étrangeté dans l’obstination du père, dans le
déchirement du fils, qui se cristallise autour du zoo. En effet, le zoo n’est
qu’un prétexte dont la seule vocation est de faire taire par son énormité
l’impossible deuil de la mère, disparue avant que le film ne commence. C’est là
une réponse partielle aux questions que pose le film, une réponse sourde
et douloureuse, la fameuse pièce manquante qui a fait se refermer la famille
sur son désarroi (voir la scène où le père et la fille regardent par leur
fenêtre des voisins faire bruyamment la fête, totalement étrangers à cette
expression du bonheur, comme reclus dans leur tristesse). Tout semble tenir
dans cette absence, dans ce vide que la mort de la mère a créé et que seule une
entreprise désespérée peut être à même de combler. Mais ce n’est pas pour
autant une réponse totalement satisfaisante : l’entêtement du père à faire
ce deuil, sa monomanie centrée sur le zoo qui lui fait oublier ses responsabilités
(il en vient à se retrouver au bord de la ruine, et il ne semble pas vouloir
prendre conscience du tort qu’il peut faire à ses enfants, et à son fils en
particulier), cette volonté de prendre un nouveau départ, de tourner la page,
tout cela n’est pas naturel. Ce geste fou, le « pourquoi
pas ? », ce coup de dé, ce coup de cœur, ne peut que cacher autre
chose, encore.
Mais quoi ? C’est ce qu’on ne comprend qu’à
la fin, à travers un épilogue étrangement déconnecté du reste du film, comme si
c’en était plutôt la postface, le post-scriptum, le mode d’emploi. Le père revient
en ville avec ses enfants, et ils pénètrent dans un café qu’il avait
soigneusement évité au début du film – c’est là qu’il a rencontré leur mère –
c’est la chambre close et qu’on se gardait bien d’ouvrir – c’est là qu’on
accède à la résolution de tous les mystères. Le père rejoue pour ses enfants la
scène de la première rencontre, il la leur fait revivre, si bien que le fantôme
de la mère réapparaît, comme au premier jour de leur première vue… Là encore,
comme pour le zoo, c’était un coup de tête, une sortie audacieuse de la part du
père, pas encore père, une déclaration spontanée et sans espoir – et la mère,
pas encore mère, de répondre : « pourquoi pas ? »…
Révélation saisissante, électrique : la folie du père à propos du zoo
n’était qu’une réponse, un prolongement, un hommage à l’approbation inattendue
de la mère, qui a accepté l’invitation de son prétendant sur un coup de cœur un
peu fou, et avec elle tout le reste à venir : leur amour, leur vie à deux,
et leurs enfants. Le mystère du deuil s’illumine alors soudain, puisque le
héros ne cherche pas tant à tourner la page, il ne veut pas tant oublier sa
femme que lui redonner vie à travers le « pourquoi pas ? ».
Cette scène éblouissante rejoue alors en réalité le film dans son
ensemble : à travers cette improbable histoire de zoo, le père veut
réitérer son geste et en même temps la réponse insensée / inespérée de la mère,
cette impulsion donnée à la vie, dans le seul but de continuer à la faire
vivre, de prolonger son souvenir par-delà la mort, de renouer avec le bonheur
des jours passés. C’est un ultime coup de cœur pour la femme disparue – et
lorsque le zoo ouvert le soleil brille, les ballons s’élèvent aux cieux et les
rires de joie du public éclatent, c’est en réalité les rires de la mère et de
la famille épanouie autour d’elle qui retentissent. Le zoo a finalement eu
droit à tous les égards du père parce que lui-même avait eu droit aux égards de
la mère – et le film a bien mérité les égards, certes d’abord un peu réticents,
du spectateur, parce qu’il s’y cachait quelque chose de bien plus beau qu’il
n’y paraissait.
Là surgit donc la morale, la leçon, la grande
histoire du film : il faut laisser sa chance à toutes les histoires, si
improbables soient-elles. Cela donne d’ailleurs l’occasion au spectateur
lui-même, comme le père dans le film, de revenir au souvenir de sa première
rencontre avec Cameron Crowe, le très beau Un
Monde pour Nous… (Say Anything -
1989), dans lequel il n’était pas question d’autre chose (une jeune fille et un
garçon que tout sépare veulent vivre leur histoire d’amour coûte que coûte,
malgré leur peur de l’avenir) – seulement, entre deux, dans l’intervalle, la
séparation s’est faite, le deuil est venu tout détruire, et il faut tout recommencer
ailleurs, autrement… Et pourquoi pas donc dans un zoo ? Nouveau Départ ne tourne alors pas la
page, il ressuscite la possibilité de revivre l’histoire, la toute première
histoire (Say Anything pour le
spectateur, la rencontre de la mère pour les enfants), dans d’autres
circonstances, pour de cette façon prolonger l’histoire, par-delà son terme. C’est
là aussi que se résout le paradoxe marquant l’incompatibilité entre le titre
français et le titre original : le film n’appartient ni à l’avenir du Nouveau Départ ni même à l’action révolue
de We Bought a Zoo, mais à un présent
de l’intemporalité, un présent qui contient tous les passés, et tous les
futurs, le temps suspendu de tous les possibles.
En défendant un postulat improbable et une posture
déconcertante, le film dresse alors son propre éloge, et travers lui l’éloge de
l’amour, de la vie, et du cinéma.
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