Comédie ou tragédie ?
ou
Sans Sarah Rien ne va
(Mélancolie de la comédie débile -
Acte IV - 2/2)
Un film duquel Will Ferrell est absent, mais pas l’esprit,
cristallise la dichotomie comédie / tragédie avec un brio et une grâce incomparables.
Il s’agit de Sans Sarah Rien ne va
(2008), de Nicholas Stoller, scénarisé par et avec Jason Segel. Ce délectable
petit film n’est pas seulement une réussite de la comédie américaine dans la
lignée des productions Apatow (c’en est d’ailleurs une), mais une œuvre qui
prolonge avec succès la délicatesse et la mélancolie propres à la matrice Blake
Edwards.
La scène d’exhibition
Le film s’ouvre et prend son origine sur une rupture douloureuse
pour le personnage incarné par Jason Segel – d’autant plus douloureuse
qu’inattendue. En effet, le héros, Peter, veut faire une « surprise »
à sa petite amie : dans ce but il l’attend chez eux nu comme un ver.
Mauvaise idée, mauvais timing : Sarah (car c’est elle) avait justement
prévu de mettre fin à leurs cinq années de vie commune. La rupture vire donc au
cauchemar pour l’un comme pour l’autre, le malaise grandit de seconde en
seconde, et le spectateur hallucine devant le grotesque de la scène. Surtout,
le spectateur se retrouve dans une position incertaine et inconfortable où se
partagent la consternation ébahie et le déchaînement hilare. Certes, on rit –
mais comme l’énonce l’adage, « on rit pour ne pas pleurer ». Ce rire
voile à peine le malaise créé par la situation, parce qu’en même temps il le
dévoile, il le révèle – car qu’est-ce qui est drôle ici sinon le malaise,
justement ? Et pourtant, le malaise, comme l’exprime si bien le terme, ne
renvoie-t-il pas à ce qui est désagréable, difficile, gênant ? Alors, le rire ne s’explique qu’à peine, et
néanmoins le réflexe est là : la situation est intenable, et, nous, on
s’esclaffe.
Toujours est-il que le film donne immédiatement le ton en
détournant un événement déchirant en séquence burlesque et surréaliste. Sarah
ne cesse de demander à Peter de se rhabiller pour pouvoir parler sereinement,
tandis que Peter, affolé, cherche à comprendre ce qui est en train de lui
arriver et refuse de faire quoi que ce soit d’autre. Le comique ne naît
finalement que de ce détail, d’importance, certes : la nudité de
Peter, qui brouille la solennité du propos. La situation rappelle d’ailleurs le
conseil qui se dit lorsqu’une personne a peur de prendre la parole en public,
trop impressionnée par le nombre ou l’autorité de l’auditoire : « tu
n’as qu’à les imaginer tout nu ». Le corps, dénudé, fonctionne alors comme
désamorçage radical à la gravité de la scène – mais une fois de plus, l’idée
est réversible : certes, si la scène est drôle, c’est que Peter est nu,
mais si le malaise est si grand, la rupture si difficile et l’action si pénible,
c’est aussi et justement parce que Peter est nu… L’équation se retrouve faussée
par son caractère antithétique, les deux inconnues intervertissant sans cesse
leur rôle, échappant ainsi à toute tentative d’élucidation : rire ou
malaise ? Rire né du malaise ou malaise se dissimulant derrière le
rire ?
Plus qu’un ressort comique, ce dénudement du corps correspond à la
mise à nu morale du personnage, qui étale son affliction sans retenue, qui se
dévoile sans pudeur et qui ouvre son cœur devant son bourreau. Peut-on rire dès
lors devant un homme au cœur brisé, et qui se livre entièrement, sans fard,
sans artifice, avec une sincérité qui le met littéralement à nu ? Même
l’image grotesque avec laquelle Peter accueille Sarah à son retour à
l’appartement (en agitant lubriquement son sexe devant elle) contribue finalement
à augmenter le pathétique de la scène dans son ensemble. Toute l’ambiguïté de
la comédie débile réside donc dans cette séquence exemplaire : Peter y incarne parfaitement le chat de Schrödinger,
puisqu'il est à la fois drôle et pathétique, comique et tragique, ridicule
parce qu’ « à poil » (avec le sexe à l'air) et touchant parce
qu’ « à nu » (avec le cœur à vif).
La scène fait rire, donc, mais elle n’a rien de drôle – rien qu’un
corps pas vraiment athlétique, complétement nu, et l’effusion de sensibilité
qui en nie la pourtant apparente virilité. Tout le début du film suit dans
cette lignée la descente aux enfers de Peter, à moitié dépressif, qui
tente d’oublier la belle Sarah à travers des aventures sordides, mais qui finit
par pleurer devant une boîte de céréales, madeleine qui semble donc avoir du
mal à passer. On s’en rend bien compte : fondamentalement, rien n’est
réellement drôle, tout concourt plutôt à poser les bases d’un mélodrame, la
détresse du personnage ne cessant de s’approfondir jusqu’à lui faire perdre
pied. Bien entendu, cela ne nous empêche pas de rire encore des déboires du
malheureux jeune homme, puisque le détournement agit régulièrement pour faire
basculer le tragique vers le comique. Mais il n’empêche que la frontière entre
l’un et l’autre reste singulièrement ténue, jusqu’à privilégier même parfois la
dimension proprement mélancolique. Peter est compositeur, et travaille
justement à l’illustration musicale de la série policière dont Sarah est la
vedette – quand il se retrouve à exercer ses talents après la rupture, le
dérapage fait à peine sourire : plutôt que la musique sombre et
angoissante qu’on attend de lui, il joue une improvisation au groove funky,
avant de casser le matériel dans un accès de furie. Là encore, la dichotomie
est à l’œuvre entre les registres musicaux, et illustre bien la corde raide du
film qui ne cesse de balancer entre la rigolade potache et le pathétique au
fond du trou. En déchirant l’écran sur lequel était projeté le visage de
Sarah, Peter creuse ce trou, il enfonce le clou, il fait de la déchirure la
métaphore visuelle de ce qu’il a au fond de lui-même – et soudain on ne rit
plus.
Le purgatoire hawaïen
Peter finit par fuir son quotidien et part à Hawaï prendre
quelques vacances improvisées et – du moins l’espère-t-il – réparatrices. Le
voyage semble répondre au programme du titre original, Forgetting Sarah Marshall, puisqu’il a pour but de trouver l’oubli
et l’apaisement. Seulement, cette aspiration est condamnée à l’échec dès le
départ, puisque Peter opte pour un choix de destination qui ne lui est pas
personnel, mais qui concernait l’ex-couple. Dès lors, il ne part pas tant pour
oublier le passé que pour réaliser un fantasme qui s’y rattache, hanté qu’il
est encore et toujours par le fantôme de son amour (dont il s’est d’ailleurs
refusé, jusqu’à être mis au pied du mur, à effacer les photos de son ordinateur
– le déni est fort révélateur). Cette impossibilité à se détacher du passé, à
échapper à son emprise, à sa dépendance, cette incapacité à oublier, tout
simplement, elle se matérialise avec ironie à Hawaï, puisque Peter débarque
dans le même hôtel où Sarah et son nouvel amant, la sulfureuse rock-star Aldous
Snow, ont élu résidence pour officialiser leur union : ironie, bien sûr,
mais surtout ironie tragique. Nouvel Œdipe, prisonnier de ses actes manqués, du
déterminisme de la destinée et des fers de la souffrance, Peter rencontre
précisément ce qu’il venait fuir.
Cette mémoire hantée par l’échec sentimental, elle trouve elle
aussi son contrepoint plus tard chez le personnage de l’instructeur de surf,
qui a fait table de rase de son passé en s’inventant un nouveau nom, mais qui
semble n’avoir plus dès lors ni présent ni futur, allant jusqu’à ne pas
reconnaître Peter les jours qui suivent leur rencontre. Qui plus est, ce
personnage s’incarne comme figure de l’absence et de l’inaction, refusant de
réagir lorsqu’Aldous Snow aura un accident, et invitant Peter à faire toujours
moins de gestes et d’efforts possibles pour se lever de sa planche de surf,
l’obligeant au final à rester allongé sur elle. Même quand ils voudront passer
à la pratique en allant surfer sur l’océan, la passivité les rattrapera
encore : ils ne trouveront aucune vague, et resteront assis à discuter sur
leur planche. En incarnant l’antithèse de Peter, qui ne peut pas oublier, qui
ne peut s’empêcher d’agir (il suit par exemple Sarah et Aldous alors que son
meilleur ami le lui interdit au téléphone), l’instructeur prend le relais de la
dualité des registres et présente l’envers du héros tragique, son abandon de
lui-même dans la béatitude végétative et euphorique ne faisant que mettre en
valeur l’impossible lâcher-prise du cœur brisé.
Le film décline les attributs de la comédie et de la tragédie en
multipliant de cette manière les figures antagonistes. La réversibilité
apparaît plus que jamais comme l’axe fondateur de la dynamique du film. D’une
façon très symbolique, la musique lugubre et angoissante que compose Peter
contraste ainsi avec la pop décérébrée et consensuelle d’Aldous Snow, son rival
dans le cœur de Sarah – les deux artistes se présentent respectivement en
alternative inversée de l’autre. Le couple de jeunes mariés en lune de miel
stigmatise aussi cela, puisque ce qui apparaît comme une source de jouissance
et de félicité pour l’épouse ne cause que tourments et dégoût pour le jeune
homme qui ne sait comment s’y prendre. Et puis, on l’a vu, le passé lui-même se
mêle au présent pour le hanter indéfiniment, ruinant l’espoir de renaissance
par le rappel des souffrances endurées – le passé détermine un destin tragique,
tandis que dans le présent s’actualise l’irréalisable comédie.
Peter ou la vieille femme
Irréalisable, c’est sans compter la présence de la belle et
charmante réceptionniste de l’hôtel, Rachel, avec laquelle Peter amorce une
histoire, et cette histoire plonge le film dans une délicate comédie romantique
où l’on assiste à la naissance d’un couple – encore une fois, le retournement
montre l’alternance des registres et joue sur les oppositions : le film
qui raconte la fin d’une histoire d’amour se transforme progressivement en film
qui traite du début d’une histoire d’amour. Ce renversement des valeurs, il
apparaît à la faveur d’un détail révélateur : enfermé dans sa chambre
d’hôtel pour pleurer à chaudes larmes, Peter reçoit la visite de Rachel, qui
vient demander si tout va bien, inquiète à cause des plaintes des autres
locataires qui disent être gênés par les sanglots d’une vieille femme. Peter
tente de sauver les apparences en lui répondant que lui aussi entend de tels
bruits venant de l’étage au-dessus. C’est peine perdue : il se trouve déjà
au dernier étage. Ce qui interpelle, ici, c’est que le personnage, pour la
première fois, nie sa tristesse et sa souffrance, et la rejette ailleurs. La
suite de l’hôtel, comme la boîte du chat de Schrödinger, renferme deux versions
de Peter, d’une part la vieille femme éplorée et de l’autre le jeune homme qui préserve
tant bien que mal les apparences et cherche déjà à plaire à Rachel. Et comme
c’est Rachel qui a ouvert la boîte, elle contribue à révéler l’alternative que
Peter cherche à retrouver depuis le début du film – l’amour radieux et le
bonheur.
Ainsi la relation amoureuse naissante entre
Peter et Rachel va sans cesse jouer le rôle d’un révélateur, comme si la
fréquentation de la jeune réceptionniste avait effectivement pour fonction d’ «
ouvrir » la boîte-Peter, de trancher l’indécision dans laquelle il se trouve
plongé, de le libérer de cette existence incertaine entre le refus d’un présent
douloureux et un idéal passé dont il a été déchu, et de lui dévoiler sa
véritable nature, au final. Les péripéties qui s’attachent à leurs différentes
sorties illustrent parfaitement la chose, puisqu’à plusieurs reprises Peter est
amené à se dépasser pour ou à cause de Rachel : il va se battre pour elle
(il se prend un coup de poing en pleine figure, en tout cas), il va jouer un
morceau de son grand œuvre secret à sa demande (il y est surtout acculé dans un
bar, et remportera un succès mitigé), il sautera à la mer du haut d’une falaise
pour la suivre (en réalité, il essayera, se ratera, et ne fera que tomber
lamentablement), et il va même récupérer une photo compromettante d’elle alors
que personne n’aurait osé le faire. Même si, on l’a compris, chaque exploit est
entaché de la marque du burlesque et du grotesque, il n’empêche qu’ils
permettent à Peter de s’accomplir et de conquérir la jeune femme. On peut même aller
plus loin : c’est précisément parce que ces actions sont burlesques et
grotesques qu’elles permettent au personnage de renaître. Mais on reviendra sur
cela un peu plus tard.
Révélatrice, l’histoire d’amour avec Rachel
l’est aussi à bien d’autres niveaux : elle dévoile la jalousie de Sarah à
l’égard de Peter, les failles de son nouveau couple formé avec Aldous Snow, et
elle fait même tomber l’actrice-télé de son piédestal. Au fur et à mesure,
l’image de fille parfaite qui s’attache à Sarah se fissure en même temps que sa
carrière télévisée, brusquement stoppée, elle s’ébrèche à la faveur d’un ou
deux flashbacks où pointent l’égocentrisme de la demoiselle, et finalement
s’effondre littéralement quand Peter comprend qu’il ne ressent plus rien pour
elle. C’est l’ultime révélation, là où le programme du titre américain
s’accomplit pleinement : Sarah Marshall est oubliée, elle n’existe plus, elle
ne fait plus bander Peter, et même une fellation le laisse de marbre (même si
l’expression tombe mal à propos ici). Ainsi, le passé idyllique avec lequel
Peter voulait à tout prix renouer, on comprend avec lui qu’il n’a jamais
vraiment existé, et qu’en tout cas maintenant il est rayé, balayé, oublié, et
que seul compte finalement le présent incarné par Rachel. En se libérant du
passé pour renouer avec le présent, Peter semble alors avoir résolu le conflit
qui était le sien depuis le départ : il est devenu un personnage de
comédie, romantique qui plus est.
Mais le destin est malheureusement encore à
l’œuvre, la tragédie le rattrape, le passé est malgré tout encore
présent : la dichotomie ne peut être réduite à un seul point de vue, et la
réversibilité ne peut être stabilisée aussi facilement. Car il faut avouer la
faute, la terrible faute, même si cette faute apporte finalement l’assurance de
l’amour profond et véritable que Peter porte désormais à Rachel : il a
failli recoucher avec Sarah, avant de la chasser définitivement de ses pensées.
Peter est contraint de faire à Rachel l’aveu de cette erreur, puisque cela
revient aussi à lui avouer qu’il l’aime. On se rend bien compte par là que la
dichotomie pointe de nouveau le bout de son nez, que l’apothéose jouissive
de la déclaration amoureuse est concurrencée par la trivialité sordide des
circonstances de cette révélation. Le personnage de comédie que Peter était
devenu grâce à Rachel est alors de nouveau contraint de partager son rôle avec
le personnage de tragédie qui peu de temps encore auparavant était hanté par Sarah,
et qui a bien failli être rattrapé in extremis par son obsession. De ce fait, l’histoire
d’amour naissante est à son tour vouée à l’échec, parce qu’elle est bâti sur
les ruines du désespoir le plus sordide. La sincérité de l’amour que Peter
déclare à Rachel ne peut se départir de ce péché originel, de la raison au
final « grâce » à laquelle les deux tourtereaux se sont
rencontrés : Sarah. Car c’est elle qui les a réuni : c’est en voulant
la fuir et l’oublier que Peter a rencontré Rachel à Hawaï, et c’est parce qu’il
l’a retrouvée à l’hôtel que Rachel va apporter son aide à Peter et être amenée
à le fréquenter. En raison du désespoir dans lequel elle avait plongé le héros,
Sarah a fait naître cet amour salvateur ; c’en était la réversibilité,
comme on l’a annoncé plus tôt – mais du même coup le ver est dans le fruit, et
les fondations de la nouvelle love story
participent à leur tour de la dualité comédie / tragédie : incertaines,
branlantes, fuyantes, elles ne peuvent que s’effondrer. Quel avenir pour
l’amour le plus radieux soit-il s’il a grandi à l’ombre de la tristesse ?
Retour à la case départ : Peter revient à Los Angeles, seul
et de nouveau désespéré. Le film aurait pu s’arrêter là, comme prisonnier d’un
éternel recommencement, déclinant le motif de la réversibilité jusque dans sa
structure, vouant le personnage à revenir toujours au désespoir de la solitude
et à l’amertume des regrets dont on ne peut se défaire. Mais le film se
poursuit, le temps s’accélère même brusquement, et on voit Peter à travers un
canevas d’ellipses tenter de s’occuper à composer, et puis peu à peu se livrer
corps et à âme à cette activité, et même monter un spectacle. Et Rachel en reçoit une invitation.
Always
look on the bright side of life
C’est que le rêve et le cauchemar hawaïens ont comme ouvert les
yeux à Peter – l’histoire avec Rachel a joué malgré tout son rôle de révélateur
pour le conduire à une prise de conscience, pour provoquer une étincelle, pour
comprendre une chose qui change tout et qui le tire du marasme auquel il se
destinait pourtant, lui qui partageait jusque-là son corps avec une vieille femme
tourmentée par ses fantômes. On a dit plus tôt que la jeune femme lui avait
forcé la main un soir pour qu’il interprète une chanson extraite d’un projet
qui lui tenait à cœur : une comédie-musicale sur Dracula. La chanson était
lugubre, le public était consterné, et seule Rachel avait laissé échapper un
éclat de rires (mais que signifiait-il ?) et applaudi chaleureusement à la
fin de la chanson. Ce projet renvoie à l’origine à la sentimentalité fleur-bleue de Peter, et à
son désespoir amoureux, puisqu’il y est question d’amour éternel, de mort, et
de souffrance – autant de problématiques qui le touchent au vif dès le début.
Evidemment, l’œuvre en question n’a alors de comédie-musicale que le nom, et
dessine une fois de plus, s’il le fallait, le halo de tragédie qui émane du
personnage. Rachel avait ri, cependant, lorsqu’elle avait entendu la
chanson ; Rachel n’avait cessé d’illuminer de sa joie simple la vie de
Peter lors de son séjour à Hawaï. Elle était parvenue à faire de lui un pur
personnage de comédie, et les dérapages burlesques de Peter, loin de
l’embourber, avaient dessiné les contours de sa renaissance. Voilà donc pour
l’étincelle : et si c’était possible ? Et si, tout cela pouvait être
réellement drôle ? Et si le mieux était effectivement, comme Rachel, d’en
rire ?
C’est ce qu’elle découvre en répondant à l’invitation de
Peter à Los Angeles. La comédie-musicale lugubre s’est mue en Muppet show débridé : il y est
toujours question de Dracula, d’amour éternel, de mort et de souffrance, mais
c’est drôle – les marionnettes, la mise en scène, les paroles des chansons sont
drôles. Voilà toute l’affaire : le spectacle que Peter a composé réussit donc
à concilier une histoire tragique avec un registre comique. C’est
l’enseignement qu’il a retenu de son séjour à Hawaï, la morale d’un apologue
qui pourrait se résumer au titre d’une chanson des Monty Python : Always look on the bright side of life. Cette
prise de conscience se rapporte évidemment à l’ambivalence avec laquelle il avait
tant de difficulté à vivre.
A propos de celle-ci, on n’a cessé de parler de réversibilité, cette
réversibilité qui agit comme une claque (celle, figurée, qui ouvre le film et
les autres qui le ponctuent, jusqu’à la rouste, littérale, que se prend Peter pour Rachel) :
elle est violente, elle retourne moralement le personnage, elle le ballotte,
elle le secoue, elle le malmène. Peter a résisté, il a été celui qui ne voulait
pas se faire larguer, qui ne voulait pas oublier Sarah, qui ne pouvait pas s’en
remettre. Mais dans cette toute dernière partie miraculeuse où les marionnettes
s’imposent sur le devant de la scène, la réversibilité n’est plus aussi
brutale, elle a été acceptée, et elle n’apparaît plus que sous la forme d’une
complémentarité. Pure complémentarité entre comique et tragique. Auparavant,
Peter ne l’acceptait pas, et c’est ce qui entraînait les collisions, les chocs,
les heurts ; c’est ce qui faisait se gripper la machine de sa vie et du
film, évoluant sans cesse avec déséquilibre d’un bord à l’autre, comme un
ivrogne zigzagant sur un trottoir et passant sans transition d’un rire éthylique
aux larmes les plus amères, et ne réussissant au final qu’à provoquer le
malaise. Comédie et tragédie : la vie n’est ni l’un ni l’autre, elle est
les deux. Il faut donc rire malgré tout, voir le bon côté de la vie, et chanter
encore alors qu’on est crucifié.
Am
I a man or am I a muppet ?
Chanter, donc. Tout le film aura été conduit par la musique, et il
se conclut magistralement avec elle. Le spectacle de pantins chantants auquel
on assiste avec Rachel ne relève alors pas seulement du seul et pur plaisir de
faire référence au Muppet Show (plaisir
d’ailleurs amplement partagé) : les poupées animées permettent encore une
fois de renvoyer à la dichotomie qui traverse tout le film – car la division
entre comédie et tragédie apparaît alors d’une manière fort poétique dans le
rapport schizophrène qu’entretient le marionnettiste avec sa marionnette. Plus
tôt, Peter avait été le jouet d’un destin cruel qui lui refusait l’accès au
bonheur, il incarnait une marionnette désarticulée et burlesque dont on rit des maladresses, du
ridicule, et de la dérisoire et pathétique existence. Mais dès lors, fort de
son apprentissage, Peter est maître de son jeu, il devient marionnettiste à son
tour, tire les ficelles d’un destin qu’il n’envisage plus que sous l’angle du
pur comique. Le Dracula Grand-Guignol et hilarant qu’il met en scène devient
l’allégorie de sa vie, et le rôle que lui-même y joue occupe une place ô
combien symbolique. Si son Dracula fait rire ses spectateurs jusque dans sa
mort, Peter, en combinaison noire pour se rendre invisible, chante avec
sensibilité et compassion l’agonie de sa marionnette, en lui lançant des
regards tendres et affligés. Si le devant de la scène laisse place au comique
incarné par la poupée vampire, l’arrière-plan, le décor dans lequel Peter se
fond, laisse s’épanouir la face tragique de la représentation. Ainsi la scène
du théâtre accueille la comédie et la tragédie, non pas au travers d’un
déséquilibre baroque et cruel, où l’on rit du malheur d’autrui, mais dans un
système de poupée gigogne, de marionnette et de marionnettiste, de premier-plan
et d’arrière-plan, de visibilité et d’invisibilité. Le tragique est toujours
présent, mais, implicite, il ne laisse qu’un arrière-goût de mélancolie, qui se
déguste à son tour avec délice.
Il faut signaler que cette thématique structurale de l’image entre
arrière-plan et premier-plan est apparue déjà à plusieurs reprises dans le film
à l’occasion des chats-vidéos entre Peter et son beau-frère, notamment lorsque
notre héros demandait à la femme de ce dernier de se rapprocher de l’écran et
de s’en éloigner plusieurs fois, prétextant un son inaudible : la
perspective donnait ainsi l’illusion que la jeune femme faisait une fellation à
l’interlocuteur de Peter. Le gag visuel n’est pas seulement représentatif d’un
certain mauvais goût jubilatoire propre à la comédie débile, il annonçait cette
duplicité dans le creux de l’image entre l’humour à la surface et la gravité en
profondeur. La femme est avilie au premier-plan, elle est l’instrument du
comique, tandis qu’à l’arrière-plan le beau-frère comprend vite la plaisanterie
et se fâche au nom de son amour-propre et celui de son épouse. La dualité
comédie / tragédie fait donc partie prenante de la construction même du plan
dans sa profondeur, l’un s’intercalant devant l’autre. Peter se reflétait dans
le chat de Schrödinger, il représentait l’incohérent et difficile accommodement
entre comique et tragique – à partir du spectacle sur Dracula, les deux chats
que contiennent la boîte apparaissent dans leur séparation et leur
complémentarité, l’un derrière l’autre, les deux faces de la vie du personnage
se voyant dédoublées à travers la poupée qu’il anime.
Quelques années plus tard, Jason Segel et Nicholas Stoller
écriront le scénario du film Les Muppets,
le retour, dans lequel on trouve la chanson belle et drôle « Am I a
man or am I a muppet ? » qui cristallise complétement la
problématique apparaissant à la fin de Sans
Sarah rien ne va. Dans cette production Disney, le héros doit prendre une
décision, il doit trancher, choisir sa personnalité, opter de vivre en homme et
accepter sa condition, ou préférer le monde illusoire des Muppets. Dans Sans Sarah rien
ne va, Peter ne choisit pas, il prend les deux options, il fait de sa vie,
si compliquée et décevante soit-elle, une comédie flamboyante dont l’étincelle
est chaleureusement mélancolique. Le choix des Muppets est caractéristique de cette dualité, incarnant le non-sens
de l’enfance, la frénésie de la joie de vivre, en même temps que la conscience
de son artificialité, et son appartenance intrinsèque à un passé révolu. Les Muppets, c’est le corps en peluche qu’on
oppose aux assauts du quotidien, c’est la chaleur et le confort d’une altérité
dans laquelle on se réfugie, c’est la folie réjouissante d’un monde en creux
qui s’oppose à la folie désespérante de la réalité. Dans Les Muppets, le retour, le choix entre les deux identités se fait
sans se faire, puisque le personnage qu’incarne Segel a pour frère un Muppet, et la fraternité presque
gémellaire entre les deux symbolise à son tour la complémentarité entre l’un et
l’autre. « Am I a man or am I a muppet ? » : je suis les
deux, je suis la condition tragique de l’un et le délire jouissif de l’autre,
je suis la douce mélancolie qui compose avec la vie, je suis une chanson qui me
fait monter les larmes aux yeux et qui me donne envie de danser. Je suis les
deux versions du chat de Schrödinger, et de mon cadavre je fais une marionnette
jubilatoire.
A la toute fin du film, Rachel surprend Peter nu comme un ver, et
la scène se fait écho à l’ouverture du film. Mais là où Sarah n’éprouvait que
gêne et déplaisir devant cette nudité, Rachel rit. Elle rit encore et de
nouveau et nous avec. C’est l’ultime renversement du film, qui le conclut dans
le plus simple appareil de la comédie romantique. Même dépouillé de sa carapace
en forme de marionnette, Peter a renoué avec la joie de vivre. Le cœur à vif
n’est plus une plaie ouverte, mais une âme à nu dévoilant toute sa beauté. Là
où Sarah acceptait presque avec dégoût de le prendre une dernière fois dans ses
bras, ici c’est Rachel qui vient se blottir prêt de lui pour offrir au film un
savoureux happy end. Suis-je un homme ou une poupée, la question ne mérite même
plus d’être tranchée quand on a la femme qu’on aime dans ses bras - même si les masques grimaçants de la tragédie ne sont jamais loin et assistent, à l'arrière-plan, à la scène...