vendredi 23 août 2013

L'image héroïque : Kick-Ass de Matthew Vaughn (2010)


L’image héroïque :

Kick-Ass

de Matthew Vaughn

(2010)  



 
Certaines critiques expéditives ont tendance à comparer Kick-Ass de Matthew Vaughn à Watchmen, ce qui n’est pas vraiment justifié. Le roman graphique d’Alan Moore et de Dave Gibbons repose sur la démythification du super-héros sous fond de polar pessimiste et hard-boiled, tandis que le film de Vaughn traite plutôt au contraire de la construction du héros, dans un contexte rationnel et sur des bases réalistes. Alan Moore a les deux pieds dans la science fiction, même s’il la piétine allégrement, tandis que Kick-Ass est clairement terre-à-terre. La première séquence en est d’ailleurs très symbolique : un individu costumé comme Condorman (ou peu s’en faut) se jette du haut d’un immeuble, et alors que tous les spectateurs s’attendent à ce qu’il prenne son envol, l’applaudissant déjà par anticipation, il s’écrase misérablement sur le sol. Alors oui, peut-être pourrait-on parler de démythification, mais le mythe n’est ici justement rien qu’un mythe, c’est à dire un fantasme, quelque chose qui n’existe que dans l’imagination. Tout le sujet de Matthew Vaughn est au contraire de se focaliser sur la création d’un mythe. 

 

En quête de pouvoirs

 

S’il fallait comparer Kick-Ass à un autre film, ce serait plutôt le Spiderman de Sam Raimi. Tous les deux croisent le film de super-héros avec le teenage-movie. Sam Raimi construisait un parallélisme entre la découverte de supers-pouvoirs et celle de la puberté (voir les inénarrables éjaculations précoces de toile), et Kick-Ass fait constamment référence au héros arachnide : les personnages lisent ses bandes-dessinées, le citent régulièrement, comme s’il s’agissait là d’un modèle absolu. Le fait est qu’il est bien question de puberté et de quête d’identité (sexuelle) dans le film de Vaughn. Le héros se pose un jour une question simple : pourquoi personne n’a-t-il jamais imité les super-héros des comics pour sortir dans la rue costumé et rendre justice autour de soi ? Ses amis lui apportent une réponse aussi simple et pleine de bon sens : parce que personne n’a de pouvoirs. Qu’à cela ne tienne, ce n’est pas parce qu’on n’a pas de pouvoirs qu’on ne peut pas devenir un super-héros. Ainsi commence la quête insensée de Dave Lizewski.

                 

Les pouvoirs de l’image

 

En fait, ce n’est plus un film de super-héros qui commence alors, même s’il ne sera question que de cela du début jusqu’à la fin, mais un film sur les (super)pouvoirs de l’image. Il est vrai que l’image est la constituante essentielle de l’identité du super-héros. Comme Peter Parker, Dave Lizewski donne d’ailleurs naissance à son personnage de super-héros en lui choisissant un costume, en en élaborant donc l’apparence visuelle. Mais cela ne suffit pas. Les débuts sont difficiles et le personnage frôle même la mort. C’est lors de sa deuxième tentative pour devenir un super-héros qu’il réussit son coup, pas tant parce qu’il se défend plus ou moins bien face à trois brutes, mais parce que la scène est relayée par le regard des témoins présents, et surtout par la multiplication des images qu’ils en produisent : l’un d’eux filme le combat avec son téléphone portable, tandis qu’une caméra de vidéo surveillance enregistre aussi la scène. Kick-Ass prend vraiment naissance en devenant littéralement une image, télévisée par les infos, lancée sur Youtube, obtenant alors un record de connexion. La représentation qui est ainsi donnée de Kick-Ass transforme celui-ci en véritable icône. Des tee-shirts et des mugs Kick-Ass sont commercialisés, un comics va être lancé… Un mythe est créé, et la particularité tient à ce que cette fois-ci il a pris naissance dans le réel.

 

C’est donc bel et bien grâce à l’image que Kick-Ass devient un super-héros. Une scène précédente cristallise d’ailleurs cela : en sortant de l’hôpital après son premier échec, Dave voit une radiographie de son corps (son image, donc) montrant que son squelette est recouvert de broches métalliques, ce qui lui inspire deux réactions : d’abord il compare son ossature à celle de Wolverine des X-Men (il s’agit alors encore d’une image, mais au sens figuré du terme, qui renvoie elle-même à une image archétypale du super-héros), et puis il prend une photo de la radiographie avec son téléphone portable, pour en conserver l’image (une fois de plus). Dans cette séquence apparemment anodine, le film ne cesse de redoubler la question de l’image, dans tous les sens du terme, en en multipliant les couches, comme si elle prenait dès lors plus d’importance que le personnage lui-même – plus de consistance que sa propre réalité. Il convient d’ailleurs de noter que les broches que lui ont posées les chirurgiens sur tout le corps ont pour effet de l’avoir presque totalement insensibilisé en lui bloquant les terminaisons nerveuses. Cela lui confère certes un semblant de super-pouvoir, mais surtout ce corps n’est dès lors plus un corps vivant, sensible et perceptible, mais une image de ce corps, distante de celui-ci, désincarnée. Finalement, son anatomie n’est plus réduite qu’à l’image qui en est donnée. D’ailleurs, le héros ne regarde pas la radiographie avec ses propres yeux, mais par le prisme du téléphone portable, comme si tout ne devait plus n’être qu’image même à son regard.

 

Du moment que le personnage est devenu une image, relayée par Internet, son existence devient presque aussi virtuelle que s’il était imaginaire. Il ne revêt d’ailleurs son costume que peu de fois et, jusqu’au dénouement, jamais pour agir vraiment comme un super-héros : il ne se bat pas, ne défend personne, etc. Par contre, par le biais de sa page Myspace, Kick-Ass a une réelle existence, mais seulement donc en tant qu’image : il a des milliers de fans qui lui écrivent, et on finit même par lui attribuer les exploits d’autres vrais-faux super-héros, mais qui restent eux dans l’ombre : Big-Daddy et Hit-Girl. Le monde du simulacre prend alors le pas sur celui de la réalité, ce qui piège d’ailleurs les méchants du film, une bande de mafieux sans foi ni loi. Quand plusieurs d’entre eux parlent de l’existence d’un super-héros, personne ne les croit, ce qui leur est d’ailleurs fatal. Quand finalement ils acceptent l’évidence, ils restent tout aussi perdus : il faut se souvenir de cette scène où le Parrain, qui a mis la tête de Kick-Ass à prix, croise en voiture la silhouette de notre héros déambulant dans la rue. Perdant son sang-froid, il le roue de coups et finit par l’abattre, ainsi qu’un témoin de la scène. Il ne s’agissait pas de Kick-Ass, mais d’un imitateur qui se rendait à une fête costumée. Dans le monde des images, rien n’est jamais vraiment réel, et le Parrain l’apprend alors à ses dépens, trompé par l’image-mirage de Kick-Ass.

 

Big-Daddy, est révélateur de ce contraste entre image et réalité. Ce personnage est presque un vrai super-héros, déployant une puissance impressionnante et une invincibilité que l’on croit inaltérable. En même temps, c’est juste un homme comme les autres, ancien flic, mu par la vengeance, surentraîné et déployant une technicité encyclopédique. Mais il a surtout une autre caractéristique : il est auteur de comics. C’est un créateur d’images. Son histoire, au centre du film, est d’ailleurs racontée à la manière d’une bande-dessinée feuilletée par un autre personnage. Là encore, on assiste à la genèse de la figure de Big-Daddy par le biais de l’image, comme si c’était là l’essence de son existence. C’est aussi la figure du père, ne serait-ce par son pseudonyme, mais aussi par le lien de parenté qu’il a avec Hit-Girl, et la posture symbolique qu’il entretient avec Kick-Ass : un modèle protecteur. Véritable père de substitution, Big-Daddy est en quelque sorte le tuteur de Kick-Ass dans le monde de l’image, son modèle autant que son guide. Beaucoup de séquences du film se déroulent dans un café-librairie de comics, qui est le repère de Dave et de ses amis, leur foyer. La bande dessinée est ainsi transfigurée en figure paternelle, véritable génitrice des personnages, matrice des images qui sont devenus. 

 

Et c’est peut-être une coïncidence, mais il est à noter aussi que le personnage porte un costume vert. C’était déjà le cas dans le comics dont le film est inspiré, néanmoins ce détail prend une toute autre dimension dans le contexte cinématographique. Filmer sur fond vert, c’est permettre l’incrustation d’images différentes et notamment d’effets spéciaux ou de décors imaginaires. Dès lors, le personnage de Kick-Ass peut lui-même s’apparenter à ce fameux fond vert, sur lequel les images viennent se projeter : le héros est avant toute chose un réceptacle d’images. 

 

Images de l’adolescence

 

Ce qui est intéressant, c’est que ce thème de l’image déployé dans le film ne se limite pas au domaine des supers-héros, mais trouve aussi son prolongement dans la sphère intime de l’adolescent. On a dit précédemment que c’était finalement l’image qui avait un super-pouvoir ici. Ce statut est clairement défini à une autre échelle par Dave, lorsqu’il évoque ses hormones au début du film. Il dit alors que tout est capable de lui procurer une érection, et donne deux exemples. D’abord, il parle de sa plantureuse professeur de lettres, qu’on voit se déshabiller langoureusement en classe : il s’agit évidemment d’un fantasme, autrement dit une image mentale, qui déclenche en lui un élan masturbatoire. Et puis, il y a une photo de femme nue (mais pas pour autant des plus sexy) sur Internet, qui a le même effet. L’image possède donc aussi ce pouvoir sexuel, magique, chez l’adolescent, d’éveiller en lui le désir (et, par extension, de transformer son corps, ce qui crée un lien supplémentaire avec le super-héros).

 

La question de l’image est développée par ailleurs à propos d’un domaine connexe : celui des filles. Au début, Dave déplore que le seul pouvoir qu’il possède, c’est celui d’être invisible aux yeux des filles. Quelques minutes plus tard, un exemple nous est donné, lorsque devant son casier, la fille de ses rêves lui lance un « salut, beauté ! » auquel il répond, surpris et enchanté, mais qui était en fait adressé à une copine derrière lui. Dave est en effet invisible, transparent, ce qui explique son ambition de s’incarner dans l’image Kick-Ass, et d’être enfin visible. La quête d’identité du super-héros est ici détournée en quête de visibilité, le questionnement sur l’image prenant alors tout son sens.

 

D’ailleurs, Dave réussit à conquérir la fille (qui le prend pour un homosexuel, et qui en a donc fait son « meilleur copain » - autre image trompeuse) en se rendant perceptible en tant qu’image, c’est à dire en tant que Kick-Ass. La référence tutélaire à Spiderman est particulièrement pertinente lorsqu’il dit que « ce n’est pas Peter Parker qui se fait la fille, c’est Spiderman ». Et effectivement, ça marche. Plus tard, le pot aux roses dévoilé à la jeune fille aimée, elle lui lancera ce message dans le café : « Kick-Ass, je lui ferais bien sa fête au fond d’un lit ». D’abord sujet aux images du désir, Dave, dès lors qu’il est identifié comme image, devient dès lors lui-même objet de désir.

 

Douleurs de l’image

 

L’apogée de ce discours sur l’image est atteint dans la dernière partie du film lorsque Kick-Ass et Big-Daddy sont kidnappés : attachés à une chaise, ils sont torturés, et la scène est filmée et diffusée en direct sur une grande chaîne nationale d’informations et sur Internet, bouclant ainsi la boucle avec sa « naissance » en tant que super-héros. Sommet de pathos, la séquence est surtout un écho à celle, au début du film, où Dave, sorti de l’hôpital, subit les gamineries de ses camarades voulant tester son insensibilité à la douleur : dans la bonne humeur, ils lui donnent des claques, des coups de poings et des coups de plateau dans le dos, et leur scénographie renvoie directement à celle du supplice subi à la fin du film. Là aussi, il a des coups de poings et des coups de bâton dans le dos. La différence, c’est qu’à la fin, il a vraiment mal. Certes, le passage à tabac est autrement plus violent, car ce ne sont plus deux petits maigrichons de seize ans qui lui assènent les coups. Néanmoins, la situation est fort symbolique : ce qui se passe alors, c’est une sorte de lynchage médiatique, au sens où on s’en prend à l’image des personnages. Ce qui fait mal, ce n’est pas tant les coups qui sont donnés que les regards des téléspectateurs et des internautes qui sont rivés sur l’écran. Ce qui provoque la douleur, c’est la représentation qui est faite de la scène. Il n’était pas possible de faire du mal aux deux héros autrement qu’en en proposant le spectacle voyeuriste, comme s’il fallait se placer sur leur propre terrain et combattre l’image par l’image. Il n’est pas hasardeux que les deux héros ne soient pas démasqués pour être torturés : ce n’est pas à leur personne elle-même qu’on s’en prend, mais à leur image. Et dès lors, c’est en tant qu’images qu’ils souffrent, et c’est la caméra et le regard qui portent les coups les plus violents : la copine de Dave, qui assiste éplorée et paniquée à la chose, ses amis qui restent indifférents et même se réjouissent car ils ont l’occasion de draguer une fille, etc. Leur libération n’arrivera que lorsque la caméra qui filme l’événement sera détruite…

 

Il est nécessaire alors de comparer le traitement particulier des corps qui est proposé dans tout le film, et qui creuse un fossé entre les pseudo super-héros et les autres. Le film est ponctuellement assez violent, de cette violence ludique qu’affectionnent les années 2000. Des jambes sont tranchées, des troncs et des gorges lacérés, des corps implosés, d’autres éclatés comme des fruits trop mûrs, et toutes ces scènes révèlent la chair et le sang dont les anatomies sont organiquement constitués. La brutalité gore et trash de ces séquences développent ainsi une certaine plasticité de l’épaisseur des corps, masses dynamiques pleines mais fragiles. Mais chez Kick-Ass et Big-Daddy, rien de tout cela. Leur corps est une image, et en conséquence ils ne sont que surface. Du sang, un peu, certes, mais surtout une autre forme de blessure. Big-Daddy meurt brûlé vif. L’auteur de comics perd la vie comme il pourrait perdre ses créations de papier : par le feu. En fait, ce n’est pas en tant que corps qu’il meurt, mais en tant qu’image, perdue dans la combustion. Big-Daddy agonise d’une manière étonnamment rapide, comme s’il y avait une disproportion entre la cause et l’effet, et cela pour mieux souligner qu’il ne peut pas survivre à son image. De son côté, après le passage à tabac, lorsqu’il se regarde dans la glace et qu’il se nettoie, Kick-Ass voit sa propre image cabossée, tuméfiée, pour tout dire chiffonnée, comme une feuille de papier qu’on a mise en boule avant de la mettre à la corbeille. C’est là qu’il versera ses seules larmes du film.

 

Liberté de l’image


 

La scène de combat finale ne déroge pas à cette omniprésence de l’image comme problématique identitaire. Le déchaînement de Hit-Girl dans l’appartement du Parrain multiplie les cadrages naturels de l’image : les encadrements de portes, de fenêtres, de rayonnages de bibliothèques, de tables, d’éviers, qui sont le support de l’action. Toute la difficulté est d’ailleurs d’échapper au carcan trop étriqué du cadrage : Hit-Girl est coincée dans un meuble et ne peut que regarder ce qui se passe, impuissante, à travers un impact de balle ; la même, plus tard, est sur le point d’être mise à mort alors qu’elle repose inanimée dans l’encadrement d’une table basse, etc. Ces séquences d’action disent toutes la même chose : la nécessité pour l’image de dépasser les limites du cadre, pour devenir autre chose – quelqu’un de normal, peut-être.

 

Le dénouement aura réellement lieu quand Hit-Girl et Kick-Ass, images sorties de leur cadre, échappées des écrans de télévision et d’ordinateur, contempleront l’immensité illimitée du ciel du haut d’un immeuble : l’image est en liberté. Le mythe prend son envol. Les personnages réintègrent une vie ordinaire.

 

Reste l’alter-ego maléfique de Kick-Ass, dans le dernier plan du film, qui se met sur la tête un masque composé d’une grille de barreaux, comme pour affirmer de son côté la volonté de s’enfermer dans l’image pour en devenir une lui-même. Dernière séquence : en disant « vous n’avez encore rien vu », il braque un revolver vers l’écran et tire, arrêtant ainsi le film. Il use alors des superpouvoirs maléfiques de l’image, c’est à dire finalement la négation (« rien vu »), l’interruption et la coupure.