vendredi 14 décembre 2012

Comédie ou tragédie? ou Sans Sarah Rien ne va - Mélancolie de la comédie débile - Acte IV (2/2)


Comédie ou tragédie ?

ou

Sans Sarah Rien ne va


 (Mélancolie de la comédie débile -

Acte IV - 2/2)

 

 

 

Un film duquel Will Ferrell est absent, mais pas l’esprit, cristallise la dichotomie comédie / tragédie avec un brio et une grâce incomparables. Il s’agit de Sans Sarah Rien ne va (2008), de Nicholas Stoller, scénarisé par et avec Jason Segel. Ce délectable petit film n’est pas seulement une réussite de la comédie américaine dans la lignée des productions Apatow (c’en est d’ailleurs une), mais une œuvre qui prolonge avec succès la délicatesse et la mélancolie propres à la matrice Blake Edwards.

 

La scène d’exhibition

 


Le film s’ouvre et prend son origine sur une rupture douloureuse pour le personnage incarné par Jason Segel – d’autant plus douloureuse qu’inattendue. En effet, le héros, Peter, veut faire une « surprise » à sa petite amie : dans ce but il l’attend chez eux nu comme un ver. Mauvaise idée, mauvais timing : Sarah (car c’est elle) avait justement prévu de mettre fin à leurs cinq années de vie commune. La rupture vire donc au cauchemar pour l’un comme pour l’autre, le malaise grandit de seconde en seconde, et le spectateur hallucine devant le grotesque de la scène. Surtout, le spectateur se retrouve dans une position incertaine et inconfortable où se partagent la consternation ébahie et le déchaînement hilare. Certes, on rit – mais comme l’énonce l’adage, « on rit pour ne pas pleurer ». Ce rire voile à peine le malaise créé par la situation, parce qu’en même temps il le dévoile, il le révèle – car qu’est-ce qui est drôle ici sinon le malaise, justement ? Et pourtant, le malaise, comme l’exprime si bien le terme, ne renvoie-t-il pas à ce qui est désagréable, difficile, gênant ?  Alors, le rire ne s’explique qu’à peine, et néanmoins le réflexe est là : la situation est intenable, et, nous, on s’esclaffe.

 
 

Toujours est-il que le film donne immédiatement le ton en détournant un événement déchirant en séquence burlesque et surréaliste. Sarah ne cesse de demander à Peter de se rhabiller pour pouvoir parler sereinement, tandis que Peter, affolé, cherche à comprendre ce qui est en train de lui arriver et refuse de faire quoi que ce soit d’autre. Le comique ne naît finalement que de ce détail, d’importance, certes : la nudité de Peter, qui brouille la solennité du propos. La situation rappelle d’ailleurs le conseil qui se dit lorsqu’une personne a peur de prendre la parole en public, trop impressionnée par le nombre ou l’autorité de l’auditoire : « tu n’as qu’à les imaginer tout nu ». Le corps, dénudé, fonctionne alors comme désamorçage radical à la gravité de la scène – mais une fois de plus, l’idée est réversible : certes, si la scène est drôle, c’est que Peter est nu, mais si le malaise est si grand, la rupture si difficile et l’action si pénible, c’est aussi et justement parce que Peter est nu… L’équation se retrouve faussée par son caractère antithétique, les deux inconnues intervertissant sans cesse leur rôle, échappant ainsi à toute tentative d’élucidation : rire ou malaise ? Rire né du malaise ou malaise se dissimulant derrière le rire ?

 
Plus qu’un ressort comique, ce dénudement du corps correspond à la mise à nu morale du personnage, qui étale son affliction sans retenue, qui se dévoile sans pudeur et qui ouvre son cœur devant son bourreau. Peut-on rire dès lors devant un homme au cœur brisé, et qui se livre entièrement, sans fard, sans artifice, avec une sincérité qui le met littéralement à nu ? Même l’image grotesque avec laquelle Peter accueille Sarah à son retour à l’appartement (en agitant lubriquement son sexe devant elle) contribue finalement à augmenter le pathétique de la scène dans son ensemble. Toute l’ambiguïté de la comédie débile réside donc dans cette séquence exemplaire : Peter y incarne parfaitement le chat de Schrödinger, puisqu'il est à la fois drôle et pathétique, comique et tragique, ridicule parce qu’ « à poil » (avec le sexe à l'air) et touchant parce qu’ « à nu » (avec le cœur à vif).

 

La scène fait rire, donc, mais elle n’a rien de drôle – rien qu’un corps pas vraiment athlétique, complétement nu, et l’effusion de sensibilité qui en nie la pourtant apparente virilité. Tout le début du film suit dans cette lignée la descente aux enfers de Peter, à moitié dépressif, qui tente d’oublier la belle Sarah à travers des aventures sordides, mais qui finit par pleurer devant une boîte de céréales, madeleine qui semble donc avoir du mal à passer. On s’en rend bien compte : fondamentalement, rien n’est réellement drôle, tout concourt plutôt à poser les bases d’un mélodrame, la détresse du personnage ne cessant de s’approfondir jusqu’à lui faire perdre pied. Bien entendu, cela ne nous empêche pas de rire encore des déboires du malheureux jeune homme, puisque le détournement agit régulièrement pour faire basculer le tragique vers le comique. Mais il n’empêche que la frontière entre l’un et l’autre reste singulièrement ténue, jusqu’à privilégier même parfois la dimension proprement mélancolique. Peter est compositeur, et travaille justement à l’illustration musicale de la série policière dont Sarah est la vedette – quand il se retrouve à exercer ses talents après la rupture, le dérapage fait à peine sourire : plutôt que la musique sombre et angoissante qu’on attend de lui, il joue une improvisation au groove funky, avant de casser le matériel dans un accès de furie. Là encore, la dichotomie est à l’œuvre entre les registres musicaux, et illustre bien la corde raide du film qui ne cesse de balancer entre la rigolade potache et le pathétique au fond du trou. En déchirant l’écran sur lequel était projeté le visage de Sarah, Peter creuse ce trou, il enfonce le clou, il fait de la déchirure la métaphore visuelle de ce qu’il a au fond de lui-même – et soudain on ne rit plus.

 

Le purgatoire hawaïen

 

Peter finit par fuir son quotidien et part à Hawaï prendre quelques vacances improvisées et – du moins l’espère-t-il – réparatrices. Le voyage semble répondre au programme du titre original, Forgetting Sarah Marshall, puisqu’il a pour but de trouver l’oubli et l’apaisement. Seulement, cette aspiration est condamnée à l’échec dès le départ, puisque Peter opte pour un choix de destination qui ne lui est pas personnel, mais qui concernait l’ex-couple. Dès lors, il ne part pas tant pour oublier le passé que pour réaliser un fantasme qui s’y rattache, hanté qu’il est encore et toujours par le fantôme de son amour (dont il s’est d’ailleurs refusé, jusqu’à être mis au pied du mur, à effacer les photos de son ordinateur – le déni est fort révélateur). Cette impossibilité à se détacher du passé, à échapper à son emprise, à sa dépendance, cette incapacité à oublier, tout simplement, elle se matérialise avec ironie à Hawaï, puisque Peter débarque dans le même hôtel où Sarah et son nouvel amant, la sulfureuse rock-star Aldous Snow, ont élu résidence pour officialiser leur union : ironie, bien sûr, mais surtout ironie tragique. Nouvel Œdipe, prisonnier de ses actes manqués, du déterminisme de la destinée et des fers de la souffrance, Peter rencontre précisément ce qu’il venait fuir.

 

Cette mémoire hantée par l’échec sentimental, elle trouve elle aussi son contrepoint plus tard chez le personnage de l’instructeur de surf, qui a fait table de rase de son passé en s’inventant un nouveau nom, mais qui semble n’avoir plus dès lors ni présent ni futur, allant jusqu’à ne pas reconnaître Peter les jours qui suivent leur rencontre. Qui plus est, ce personnage s’incarne comme figure de l’absence et de l’inaction, refusant de réagir lorsqu’Aldous Snow aura un accident, et invitant Peter à faire toujours moins de gestes et d’efforts possibles pour se lever de sa planche de surf, l’obligeant au final à rester allongé sur elle. Même quand ils voudront passer à la pratique en allant surfer sur l’océan, la passivité les rattrapera encore : ils ne trouveront aucune vague, et resteront assis à discuter sur leur planche. En incarnant l’antithèse de Peter, qui ne peut pas oublier, qui ne peut s’empêcher d’agir (il suit par exemple Sarah et Aldous alors que son meilleur ami le lui interdit au téléphone), l’instructeur prend le relais de la dualité des registres et présente l’envers du héros tragique, son abandon de lui-même dans la béatitude végétative et euphorique ne faisant que mettre en valeur l’impossible lâcher-prise du cœur brisé.

 

Le film décline les attributs de la comédie et de la tragédie en multipliant de cette manière les figures antagonistes. La réversibilité apparaît plus que jamais comme l’axe fondateur de la dynamique du film. D’une façon très symbolique, la musique lugubre et angoissante que compose Peter contraste ainsi avec la pop décérébrée et consensuelle d’Aldous Snow, son rival dans le cœur de Sarah – les deux artistes se présentent respectivement en alternative inversée de l’autre. Le couple de jeunes mariés en lune de miel stigmatise aussi cela, puisque ce qui apparaît comme une source de jouissance et de félicité pour l’épouse ne cause que tourments et dégoût pour le jeune homme qui ne sait comment s’y prendre. Et puis, on l’a vu, le passé lui-même se mêle au présent pour le hanter indéfiniment, ruinant l’espoir de renaissance par le rappel des souffrances endurées – le passé détermine un destin tragique, tandis que dans le présent s’actualise l’irréalisable comédie.

 

Peter ou la vieille femme


 
Irréalisable, c’est sans compter la présence de la belle et charmante réceptionniste de l’hôtel, Rachel, avec laquelle Peter amorce une histoire, et cette histoire plonge le film dans une délicate comédie romantique où l’on assiste à la naissance d’un couple – encore une fois, le retournement montre l’alternance des registres et joue sur les oppositions : le film qui raconte la fin d’une histoire d’amour se transforme progressivement en film qui traite du début d’une histoire d’amour. Ce renversement des valeurs, il apparaît à la faveur d’un détail révélateur : enfermé dans sa chambre d’hôtel pour pleurer à chaudes larmes, Peter reçoit la visite de Rachel, qui vient demander si tout va bien, inquiète à cause des plaintes des autres locataires qui disent être gênés par les sanglots d’une vieille femme. Peter tente de sauver les apparences en lui répondant que lui aussi entend de tels bruits venant de l’étage au-dessus. C’est peine perdue : il se trouve déjà au dernier étage. Ce qui interpelle, ici, c’est que le personnage, pour la première fois, nie sa tristesse et sa souffrance, et la rejette ailleurs. La suite de l’hôtel, comme la boîte du chat de Schrödinger, renferme deux versions de Peter, d’une part la vieille femme éplorée et de l’autre le jeune homme qui préserve tant bien que mal les apparences et cherche déjà à plaire à Rachel. Et comme c’est Rachel qui a ouvert la boîte, elle contribue à révéler l’alternative que Peter cherche à retrouver depuis le début du film – l’amour radieux et le bonheur.  

 

Ainsi la relation amoureuse naissante entre Peter et Rachel va sans cesse jouer le rôle d’un révélateur, comme si la fréquentation de la jeune réceptionniste avait effectivement pour fonction d’ « ouvrir » la boîte-Peter, de trancher l’indécision dans laquelle il se trouve plongé, de le libérer de cette existence incertaine entre le refus d’un présent douloureux et un idéal passé dont il a été déchu, et de lui dévoiler sa véritable nature, au final. Les péripéties qui s’attachent à leurs différentes sorties illustrent parfaitement la chose, puisqu’à plusieurs reprises Peter est amené à se dépasser pour ou à cause de Rachel : il va se battre pour elle (il se prend un coup de poing en pleine figure, en tout cas), il va jouer un morceau de son grand œuvre secret à sa demande (il y est surtout acculé dans un bar, et remportera un succès mitigé), il sautera à la mer du haut d’une falaise pour la suivre (en réalité, il essayera, se ratera, et ne fera que tomber lamentablement), et il va même récupérer une photo compromettante d’elle alors que personne n’aurait osé le faire. Même si, on l’a compris, chaque exploit est entaché de la marque du burlesque et du grotesque, il n’empêche qu’ils permettent à Peter de s’accomplir et de conquérir la jeune femme. On peut même aller plus loin : c’est précisément parce que ces actions sont burlesques et grotesques qu’elles permettent au personnage de renaître. Mais on reviendra sur cela un peu plus tard.

 

Révélatrice, l’histoire d’amour avec Rachel l’est aussi à bien d’autres niveaux : elle dévoile la jalousie de Sarah à l’égard de Peter, les failles de son nouveau couple formé avec Aldous Snow, et elle fait même tomber l’actrice-télé de son piédestal. Au fur et à mesure, l’image de fille parfaite qui s’attache à Sarah se fissure en même temps que sa carrière télévisée, brusquement stoppée, elle s’ébrèche à la faveur d’un ou deux flashbacks où pointent l’égocentrisme de la demoiselle, et finalement s’effondre littéralement quand Peter comprend qu’il ne ressent plus rien pour elle. C’est l’ultime révélation, là où le programme du titre américain s’accomplit pleinement : Sarah Marshall est oubliée, elle n’existe plus, elle ne fait plus bander Peter, et même une fellation le laisse de marbre (même si l’expression tombe mal à propos ici). Ainsi, le passé idyllique avec lequel Peter voulait à tout prix renouer, on comprend avec lui qu’il n’a jamais vraiment existé, et qu’en tout cas maintenant il est rayé, balayé, oublié, et que seul compte finalement le présent incarné par Rachel. En se libérant du passé pour renouer avec le présent, Peter semble alors avoir résolu le conflit qui était le sien depuis le départ : il est devenu un personnage de comédie, romantique qui plus est.

 

Mais le destin est malheureusement encore à l’œuvre, la tragédie le rattrape, le passé est malgré tout encore présent : la dichotomie ne peut être réduite à un seul point de vue, et la réversibilité ne peut être stabilisée aussi facilement. Car il faut avouer la faute, la terrible faute, même si cette faute apporte finalement l’assurance de l’amour profond et véritable que Peter porte désormais à Rachel : il a failli recoucher avec Sarah, avant de la chasser définitivement de ses pensées. Peter est contraint de faire à Rachel l’aveu de cette erreur, puisque cela revient aussi à lui avouer qu’il l’aime. On se rend bien compte par là que la dichotomie pointe de nouveau le bout de son nez, que l’apothéose jouissive de la déclaration amoureuse est concurrencée par la trivialité sordide des circonstances de cette révélation. Le personnage de comédie que Peter était devenu grâce à Rachel est alors de nouveau contraint de partager son rôle avec le personnage de tragédie qui peu de temps encore auparavant était hanté par Sarah, et qui a bien failli être rattrapé in extremis par son obsession. De ce fait, l’histoire d’amour naissante est à son tour vouée à l’échec, parce qu’elle est bâti sur les ruines du désespoir le plus sordide. La sincérité de l’amour que Peter déclare à Rachel ne peut se départir de ce péché originel, de la raison au final « grâce » à laquelle les deux tourtereaux se sont rencontrés : Sarah. Car c’est elle qui les a réuni : c’est en voulant la fuir et l’oublier que Peter a rencontré Rachel à Hawaï, et c’est parce qu’il l’a retrouvée à l’hôtel que Rachel va apporter son aide à Peter et être amenée à le fréquenter. En raison du désespoir dans lequel elle avait plongé le héros, Sarah a fait naître cet amour salvateur ; c’en était la réversibilité, comme on l’a annoncé plus tôt – mais du même coup le ver est dans le fruit, et les fondations de la nouvelle love story participent à leur tour de la dualité comédie / tragédie : incertaines, branlantes, fuyantes, elles ne peuvent que s’effondrer. Quel avenir pour l’amour le plus radieux soit-il s’il a grandi à l’ombre de la tristesse ?

 

Retour à la case départ : Peter revient à Los Angeles, seul et de nouveau désespéré. Le film aurait pu s’arrêter là, comme prisonnier d’un éternel recommencement, déclinant le motif de la réversibilité jusque dans sa structure, vouant le personnage à revenir toujours au désespoir de la solitude et à l’amertume des regrets dont on ne peut se défaire. Mais le film se poursuit, le temps s’accélère même brusquement, et on voit Peter à travers un canevas d’ellipses tenter de s’occuper à composer, et puis peu à peu se livrer corps et à âme à cette activité, et même monter un spectacle. Et Rachel en reçoit une invitation.

 

Always look on the bright side of life 
 
 

 

 

C’est que le rêve et le cauchemar hawaïens ont comme ouvert les yeux à Peter – l’histoire avec Rachel a joué malgré tout son rôle de révélateur pour le conduire à une prise de conscience, pour provoquer une étincelle, pour comprendre une chose qui change tout et qui le tire du marasme auquel il se destinait pourtant, lui qui partageait jusque-là son corps avec une vieille femme tourmentée par ses fantômes. On a dit plus tôt que la jeune femme lui avait forcé la main un soir pour qu’il interprète une chanson extraite d’un projet qui lui tenait à cœur : une comédie-musicale sur Dracula. La chanson était lugubre, le public était consterné, et seule Rachel avait laissé échapper un éclat de rires (mais que signifiait-il ?) et applaudi chaleureusement à la fin de la chanson. Ce projet renvoie à l’origine à  la sentimentalité fleur-bleue de Peter, et à son désespoir amoureux, puisqu’il y est question d’amour éternel, de mort, et de souffrance – autant de problématiques qui le touchent au vif dès le début. Evidemment, l’œuvre en question n’a alors de comédie-musicale que le nom, et dessine une fois de plus, s’il le fallait, le halo de tragédie qui émane du personnage. Rachel avait ri, cependant, lorsqu’elle avait entendu la chanson ; Rachel n’avait cessé d’illuminer de sa joie simple la vie de Peter lors de son séjour à Hawaï. Elle était parvenue à faire de lui un pur personnage de comédie, et les dérapages burlesques de Peter, loin de l’embourber, avaient dessiné les contours de sa renaissance. Voilà donc pour l’étincelle : et si c’était possible ? Et si, tout cela pouvait être réellement drôle ? Et si le mieux était effectivement, comme Rachel, d’en rire ?

 

C’est ce qu’elle découvre en répondant à l’invitation de Peter à Los Angeles. La comédie-musicale lugubre s’est mue en Muppet show débridé : il y est toujours question de Dracula, d’amour éternel, de mort et de souffrance, mais c’est drôle – les marionnettes, la mise en scène, les paroles des chansons sont drôles. Voilà toute l’affaire : le spectacle que Peter a composé réussit donc à concilier une histoire tragique avec un registre comique. C’est l’enseignement qu’il a retenu de son séjour à Hawaï, la morale d’un apologue qui pourrait se résumer au titre d’une chanson des Monty Python : Always look on the bright side of life. Cette prise de conscience se rapporte évidemment à l’ambivalence avec laquelle il avait tant de difficulté à vivre.

 

A propos de celle-ci, on n’a cessé de parler de réversibilité, cette réversibilité qui agit comme une claque (celle, figurée, qui ouvre le film et les autres qui le ponctuent, jusqu’à la rouste, littérale, que se prend Peter pour Rachel) : elle est violente, elle retourne moralement le personnage, elle le ballotte, elle le secoue, elle le malmène. Peter a résisté, il a été celui qui ne voulait pas se faire larguer, qui ne voulait pas oublier Sarah, qui ne pouvait pas s’en remettre. Mais dans cette toute dernière partie miraculeuse où les marionnettes s’imposent sur le devant de la scène, la réversibilité n’est plus aussi brutale, elle a été acceptée, et elle n’apparaît plus que sous la forme d’une complémentarité. Pure complémentarité entre comique et tragique. Auparavant, Peter ne l’acceptait pas, et c’est ce qui entraînait les collisions, les chocs, les heurts ; c’est ce qui faisait se gripper la machine de sa vie et du film, évoluant sans cesse avec déséquilibre d’un bord à l’autre, comme un ivrogne zigzagant sur un trottoir et passant sans transition d’un rire éthylique aux larmes les plus amères, et ne réussissant au final qu’à provoquer le malaise. Comédie et tragédie : la vie n’est ni l’un ni l’autre, elle est les deux. Il faut donc rire malgré tout, voir le bon côté de la vie, et chanter encore alors qu’on est crucifié.

 

Am I a man or am I a muppet ? 

 

Chanter, donc. Tout le film aura été conduit par la musique, et il se conclut magistralement avec elle. Le spectacle de pantins chantants auquel on assiste avec Rachel ne relève alors pas seulement du seul et pur plaisir de faire référence au Muppet Show (plaisir d’ailleurs amplement partagé) : les poupées animées permettent encore une fois de renvoyer à la dichotomie qui traverse tout le film – car la division entre comédie et tragédie apparaît alors d’une manière fort poétique dans le rapport schizophrène qu’entretient le marionnettiste avec sa marionnette. Plus tôt, Peter avait été le jouet d’un destin cruel qui lui refusait l’accès au bonheur, il incarnait une marionnette désarticulée et  burlesque dont on rit des maladresses, du ridicule, et de la dérisoire et pathétique existence. Mais dès lors, fort de son apprentissage, Peter est maître de son jeu, il devient marionnettiste à son tour, tire les ficelles d’un destin qu’il n’envisage plus que sous l’angle du pur comique. Le Dracula Grand-Guignol et hilarant qu’il met en scène devient l’allégorie de sa vie, et le rôle que lui-même y joue occupe une place ô combien symbolique. Si son Dracula fait rire ses spectateurs jusque dans sa mort, Peter, en combinaison noire pour se rendre invisible, chante avec sensibilité et compassion l’agonie de sa marionnette, en lui lançant des regards tendres et affligés. Si le devant de la scène laisse place au comique incarné par la poupée vampire, l’arrière-plan, le décor dans lequel Peter se fond, laisse s’épanouir la face tragique de la représentation. Ainsi la scène du théâtre accueille la comédie et la tragédie, non pas au travers d’un déséquilibre baroque et cruel, où l’on rit du malheur d’autrui, mais dans un système de poupée gigogne, de marionnette et de marionnettiste, de premier-plan et d’arrière-plan, de visibilité et d’invisibilité. Le tragique est toujours présent, mais, implicite, il ne laisse qu’un arrière-goût de mélancolie, qui se déguste à son tour avec délice.

 

Il faut signaler que cette thématique structurale de l’image entre arrière-plan et premier-plan est apparue déjà à plusieurs reprises dans le film à l’occasion des chats-vidéos entre Peter et son beau-frère, notamment lorsque notre héros demandait à la femme de ce dernier de se rapprocher de l’écran et de s’en éloigner plusieurs fois, prétextant un son inaudible : la perspective donnait ainsi l’illusion que la jeune femme faisait une fellation à l’interlocuteur de Peter. Le gag visuel n’est pas seulement représentatif d’un certain mauvais goût jubilatoire propre à la comédie débile, il annonçait cette duplicité dans le creux de l’image entre l’humour à la surface et la gravité en profondeur. La femme est avilie au premier-plan, elle est l’instrument du comique, tandis qu’à l’arrière-plan le beau-frère comprend vite la plaisanterie et se fâche au nom de son amour-propre et celui de son épouse. La dualité comédie / tragédie fait donc partie prenante de la construction même du plan dans sa profondeur, l’un s’intercalant devant l’autre. Peter se reflétait dans le chat de Schrödinger, il représentait l’incohérent et difficile accommodement entre comique et tragique – à partir du spectacle sur Dracula, les deux chats que contiennent la boîte apparaissent dans leur séparation et leur complémentarité, l’un derrière l’autre, les deux faces de la vie du personnage se voyant dédoublées à travers la poupée qu’il anime.

 

Quelques années plus tard, Jason Segel et Nicholas Stoller écriront le scénario du film Les Muppets, le retour, dans lequel on trouve la chanson belle et drôle « Am I a man or am I a muppet ? » qui cristallise complétement la problématique apparaissant à la fin de Sans Sarah rien ne va. Dans cette production Disney, le héros doit prendre une décision, il doit trancher, choisir sa personnalité, opter de vivre en homme et accepter sa condition, ou préférer le monde illusoire des Muppets. Dans Sans Sarah rien ne va, Peter ne choisit pas, il prend les deux options, il fait de sa vie, si compliquée et décevante soit-elle, une comédie flamboyante dont l’étincelle est chaleureusement mélancolique. Le choix des Muppets est caractéristique de cette dualité, incarnant le non-sens de l’enfance, la frénésie de la joie de vivre, en même temps que la conscience de son artificialité, et son appartenance intrinsèque à un passé révolu. Les Muppets, c’est le corps en peluche qu’on oppose aux assauts du quotidien, c’est la chaleur et le confort d’une altérité dans laquelle on se réfugie, c’est la folie réjouissante d’un monde en creux qui s’oppose à la folie désespérante de la réalité. Dans Les Muppets, le retour, le choix entre les deux identités se fait sans se faire, puisque le personnage qu’incarne Segel a pour frère un Muppet, et la fraternité presque gémellaire entre les deux symbolise à son tour la complémentarité entre l’un et l’autre. « Am I a man or am I a muppet ? » : je suis les deux, je suis la condition tragique de l’un et le délire jouissif de l’autre, je suis la douce mélancolie qui compose avec la vie, je suis une chanson qui me fait monter les larmes aux yeux et qui me donne envie de danser. Je suis les deux versions du chat de Schrödinger, et de mon cadavre je fais une marionnette jubilatoire.
 
 
A la toute fin du film, Rachel surprend Peter nu comme un ver, et la scène se fait écho à l’ouverture du film. Mais là où Sarah n’éprouvait que gêne et déplaisir devant cette nudité, Rachel rit. Elle rit encore et de nouveau et nous avec. C’est l’ultime renversement du film, qui le conclut dans le plus simple appareil de la comédie romantique. Même dépouillé de sa carapace en forme de marionnette, Peter a renoué avec la joie de vivre. Le cœur à vif n’est plus une plaie ouverte, mais une âme à nu dévoilant toute sa beauté. Là où Sarah acceptait presque avec dégoût de le prendre une dernière fois dans ses bras, ici c’est Rachel qui vient se blottir prêt de lui pour offrir au film un savoureux happy end. Suis-je un homme ou une poupée, la question ne mérite même plus d’être tranchée quand on a la femme qu’on aime dans ses bras - même si les masques grimaçants de la tragédie ne sont jamais loin et assistent, à l'arrière-plan, à la scène...



 

lundi 8 octobre 2012

Comédie ou tragédie? ou Le Ferrell de Schrödinger - Mélancolie de la comédie débile - Acte IV (1/2)

COMEDIE OU TRAGEDIE?

ou

LE FERRELL DE SCHRÖDINGER

(Mélancolie de la Comédie Débile -

Acte IV - 1/2)

Le portrait de Will Ferrell qui a été dressé précédemment, loin d'être définitif, avait surtout l’ambition de mettre en avant la dualité propre à son personnage, et au genre lui-même : à la fois la bêtise et la mélancolie, la vulgarité et la grâce, l’apparence trompeuse et la profondeur réelle : soit le mépris qu'il est permis d'afficher lorsqu'on l'évoque, et l'empathie spirituelle qu'il suscite finalement. A cet égard, on ne peut s'empêcher de penser au très fameux « Albatros » de Baudelaire, qui lui aussi, comme Ferrell, est l'objet des rires les plus gras, les plus dédaigneux, puisqu’il « est comique et laid », alors qu'il dissimule des qualités d'une toute autre nature : il peut être « si beau », et il incarne même parfois « le prince des nuées », funambule éthéré au bord du « gouffre amer » de la mélancolie et de la condition splénétique de l'homme moderne.


 
A partir de là, il n'est pas inintéressant de remarquer que parmi les films pourtant les moins personnels de Will Ferrell, deux en particulier jouent sur cette dichotomie, et en en reprenant très précisément les termes. Le premier, c’est Melinda et Melinda, que Woody Allen réalise en 2004. Le film prend pour prétexte une conversation entre amis qui dissertent sur le sens de la vie. L’un affirme que « l’existence humaine n'a rien de drôle, elle est pathétique », tandis que l’autre lui rétorque que « si les philosophes disent de la vie qu'elle est absurde, c'est parce qu'on finit toujours par en rire ». A partir de là, le film bifurque dans deux directions différentes, parallèles, un peu comme dans la théorie d’Everett, celle-là-même dite des mondes multiples. Une femme imaginaire, Melinda, est choisie comme sujet d’expérience pour montrer que les situations dans laquelle elle se trouve, selon le point de vue adopté, relèvent aussi bien de la tragédie que de la comédie. Ainsi, le film se développe en alternant deux versions d’une même histoire, pour montrer au final la réversibilité du registre.
 


 
Le rôle que joue Will Ferrell dans le film est l’un des plus importants dans la variante « comédie ». Version considérablement édulcorée de lui-même, il apparaît en alter-ego du cinéaste, maladroit, névrotique, et éperdument romantique – bref, on ne reconnaît pas tant là le Will Ferrell auquel on a été habitué par ailleurs qu’une caricature gargantuesque de Woody Allen. Néanmoins, il est frappant que le cinéaste new-yorkais est choisi l’acteur californien pour incarner le versant comique de son histoire – car c’est essentiellement sur lui que repose l’humour dans ces segments. C’est que Will Ferrell est immédiatement identifiable au comique, et que sa simple présence présage le meilleur du pire, un peu comme un éléphant dans un magasin de porcelaine. Là où le dispositif devient réellement intéressant, c’est lorsqu’on le considère précisément dans la réversibilité : Will Ferrell prend certes en charge la dimension comique et même volontiers grotesque du récit, mais il n’apparaît que comme une face seulement du film, qui n’occulte que temporairement la dimension tragique. Ce jeu de chaises musicales entre comique et tragique nous conduit à penser que la comédie n’est que la partie émergée de la tragédie – et réciproquement, selon la version sur laquelle on s’est arrêté. Melinda, un peu comme le Chat de Schrödinger, est à la fois tragique et comique, tout dépend de la fin du film, de ce qu’on en retient, de ce qu’on trouve en ouvrant la boîte. Et ce qui est valable pour Melinda l’est aussi pour chacun des personnages qui gravitent autour d’elle, et celui de Will Ferrell en particulier : incarnant à lui seul la version comique, il ne trouve sa véritable consistance qu’à travers sa coexistence avec le tragique. C’est là la grande force du film, et là aussi où il rejoint tout à fait la dimension originale de l’acteur : Will Ferrell est à la fois comique et tragique, puisque l’un sous-tend nécessairement une version alternative de l’autre. Ils apparaissent donc comme complémentaires.


 


Bien sûr, tout cela reste implicite, comme peut l’être parfois la morale d’une fable, mais il n’empêche qu’elle est bien là. Comique ou tragique : tout dépend le point de vue, et le stéréotype ou les jugements hâtifs qui classent systématiquement Will Ferrell dans la première catégorie ne prennent en compte qu’une donnée du problème, la médaille sans le revers. Cette problématique trouve un beau prolongement dans le mésestimé Incroyable Destin d’Harold Crick que met en scène Marc Foster en 2006.
 
 
 
Dans ce film au scénario alambiqué mais savoureux, Will Ferrell joue un employé du fisc qui se rend compte, alors qu’une voix-off s’immisce peu à peu dans son quotidien, qu’il est en réalité le personnage d’un livre qu’une romancière est en train d’écrire. La chose est surprenante en soi et a de quoi inquiéter, mais le personnage panique définitivement lorsqu’il entend la narratrice annoncer se mort prochaine. Harold Crick va alors demander de l’aide à un professeur de littérature à l’université, qui va lui proposer de déterminer s’il est en danger ou non : c’est-à-dire s’il est un personnage de tragédie ou de comédie… Le film prend un tournant complétement délirant lorsqu’on voit Will Ferrell errer au milieu des scènes, à la fois acteur et spectateur de lui-même, un carnet à la main, répartissant des traits dans deux colonnes, « tragédie » et « comédie », dans le but de juger chaque situation, chaque action, chaque réaction à l’aune de cet axe manichéen.
 

 
 

 
Si Harold Crick devient alors une allégorie du personnage de fiction (un personnage en quête d’auteur, selon le motif pirandellien), il s’apparente aussi au spectateur-type de Will Ferrell, qui lui aussi doit déterminer habituellement si ce à quoi il assiste est une comédie ou une tragédie. Harold Crick classe dans la colonne « tragédie » des événements comme la destruction absurde de son appartement, ou ses échecs successifs à séduire dans un premier temps la belle pâtissière – autant d’événements qui, aussi bien ailleurs qu’ici, nous amènent à rire. Mais le film et Will Ferrell nous conduisent à reconsidérer ce que nous prenons pour  « comique » ou « tragique », à prendre conscience que ce qui est drôle pour le spectateur ne l’est pas forcément pour le personnage, les pitreries mises en scènes ne reflétant que les sursauts désespérés de la condition humaine. Le film déploie avec cohérence cette idée, jusque dans son traitement lui-même : jamais vraiment drôle, mais plutôt dans une réserve qui confine à la neutralité, il laisse le spectateur faire le choix. Si l’histoire se conclut par un « inattendu » happy-end, réservant in extremis ses faveurs à la comédie, il n’en laisse pas moins un goût d’amertume : pour le professeur de fac, en particulier, qui voit dans cette issue un sabordage du chef d’œuvre qui se profilait (pour lui, Harold Crick devait mourir), pour la romancière qui a sacrifié son œuvre au profit de son personnage (elle passait pourtant le film à chercher le moyen le plus « juste » de le tuer), et enfin pour Harold Crick lui-même, jouet du destin privé malgré tout de son libre-arbitre. Car il ne faut pas oublier que le film, en français, s’appelle très justement L’Incroyable Destin d’Harold Crick, et la présence de ce destin, de la fatalité, du fatum tragique plane sur le film malgré sa fantaisie.

 


Alors, comédie, Frangins Malgré Eux ? Comédie, Retour à la Fac ? Comédie, Présentateur Vedette : La Légende de Ron Burgundy ? Comédie, Ric ky Bobby, Roi du circuit ? A vos carnets et crayons… Comme Harold Crick en fin de compte, la colonne « tragédie » risque d’être la plus remplie, si on y réfléchit bien. Dès lors, ces deux films, qu’on accuse parfois d’être consensuels et d’utiliser Will Ferrell à contre-emploi (et donc de le sous-employer), ils explicitent et thématisent l’ambiguïté de l’acteur.
 
à suivre

vendredi 7 septembre 2012

Pas d'iceberg pour Will Ferrell - Mélancolie de la comédie débile - Acte III

Pas d'iceberg pour Will Ferrell

Mélancolie de la comédie débile

Acte III

 
 
 
 
Depuis toujours la France considère que Jerry Lewis est un génie – aux Etats-Unis, c’est un âne, un bouffon dans le meilleur des cas. Cette subjectivité irréconciliable, elle est révélatrice de l’incapacité du registre comique à être fédérateur. On trouvera toujours autant de voix pour dénier à la comédie des vertus sérieuses, puisqu’on y rit, que d’autres pour en faire un éloge inconditionnel. Les termes du problème sont rabâchés chaque fois que la question est évoquée : « Ah mais Molière, ce n’est pas la même chose… - Qui disait que rire est le propre de l’homme ?… - Oui, j’ai passé un bon moment, mais ça s’arrête là… - … des choses profondes… - … triviales, des conneries, quoi ! – Or, l’humour est la politesse du désespoir… » Bref, autant de choses pareilles à des portes ouvertes, qu’on se gardera bien d’enfoncer pour la énième fois, le comique de répétition ayant ses limites.
 
 
 
Parlons-en plutôt sans en parler, louvoyons, prenons un angle de vision plus implicite et peut-être plus révélateur, et – pour une rapide introduction à notre propos sur le genre, qu’on appellera « la mélancolie de la comédie débile », puisque tout y est résumé – proposons une petite comparaison révélatrice entre deux acteurs choisis parfaitement au hasard : Leonardo Dicaprio et Will Ferrell. Le premier est bel homme, séducteur, athlétique, ténébreux et manifestement intelligent (du moins cherche-t-il à manifester son intelligence). Le second est plutôt banal, lourdingue, gras du bide, avec un regard de veau qui n’augure au mieux qu’une béatitude décérébrée. Tout semble être dit : malgré un âge sensiblement proche (sept ans les séparent), tout oppose le viril blondinet imberbe du patachon frisé et hirsute. L’un veut à tout prix monter à bord du Titanic pour vivre encore le rêve américain, ses ambitions sociales et artistiques, et sa grande histoire d’amour. L’autre désire plus que tout au monde entrer dans une boîte de nuit, le Roxbury, et il ne sait même pas vraiment pourquoi – histoire d’échapper temporairement au quotidien, sans doute. Et puis, Leonardo Dicaprio, on sait tous qui il est. Will Ferrell, tout le monde peut-il en dire autant ? Titanic, chaque être vivant l’a vu au moins trois fois en versant plus de larmes qu’il n’en faudrait pour le couler de nouveau[1] ; mais Une Nuit au Roxbury, sont-ils nombreux à n’avoir ne serait-ce que l’envie de le voir ? Leonardo Dicaprio est un acteur oscarisable, une de ces personnalités dont on ne s’étonnerait plus de leur voir décerner par ici la légion d’honneur. Will Ferrell, on ne l’engagerait même pas pour servir les petits fours lors de la cérémonie. Le premier est devenu l’acteur fétiche de Martin Scorcese, l’un des réalisateurs les plus reconnus de notre temps, il enchaîne avec parcimonie les projets ambitieux et triés sur le volet, jusqu’à devenir le nouveau visage de J. E. Hoover pour Clint Eastwood (attention, performance !). Will Ferrell travaille régulièrement avec un type, Adam McKay (qui ça ?), produit ses propres films et d’autres encore, peut-être parce que personne ne le ferait à sa place, se retrouve plus souvent acteur de second plan que tête d’affiche, a joué un présentateur télé débile, un coureur automobile débile, un chômeur débile qui vit encore chez sa mère, un flic débile, et a même incarné un président débile, G. W. Bush, pour une petite parodie télévisée (attention, potache !). Leonardo Dicaprio, enfin, est un acteur tragique : même dans un de ses premiers rôles, un de ses plus légers, il trouve le moyen de se faire tuer. Il a incarné Roméo, qui n’était pas un veinard, ne flotte pas beaucoup plus longtemps que le Titanic, mélange son sang à la terre déjà rouge d’Afrique, se fait assassiner par un frère ennemi et ne s’y attendait même pas, se fait trépaner parce qu’il a eu le malheur de massacrer toute sa famille, perd la femme de ses rêves justement dans le monde des rêves ( ce qui est ballot) ; il a des soucis, les sourcils froncés, le visage fermé, les rides d’expression savamment marquées. Même quand ça ne va pourtant pas trop mal, et bien ça ne va pas encore (voir Les Noces Rebelles). Leonardo Dicaprio, c’est un type qu’on prend au sérieux, et quand il raconte qu’il a mal à la tête, on peut être sûr qu’il va nous faire une rupture d’anévrisme. Will Ferrell, c’est un acteur comique, il aurait mal à la tête qu’on en rirait encore, surtout s’il avait un objet contendant plantée dans le crâne – et il serait pris de convulsions, les yeux révulsés et la langue à moitié avalée, qu’on lui dirait encore d’arrêter ses conneries.
 
 
Tragique, Leonardo Dicaprio  l’est à outrance, puisqu’à chaque fois, systématiquement, il est confronté, en tant qu’individu, à quelque chose de plus grand que lui, une machine infernale, pour reprendre les mots de Jean Cocteau, qui le domine, l’écrase, le broie, et contre laquelle il se bat jusqu’au bout, jusqu’au désespoir (qu’il s’agisse de la classe sociale supérieure, d’un paquebot, d’un iceberg, de l’océan, de la mafia, des gangs new-yorkais, de la folie, de sa propre psyché…). C’est naturellement beau, c’est d’un caractère noble, très élevé, c’est respectable, cathartique, ça touche les spectateurs au plus profond de leur âme. Pas d’iceberg pour Will Ferrell, pas de main aveugle et sournoise du destin qui le prenne à la gorge. Et cependant…
 
 
Les rôles de Will Ferrell, au-delà de la farce, de la bouffonnerie et de l’excès, racontent toujours la même difficulté d’être un homme, simplement un homme, certes pas un héros tragique, mais de cette humanité qu’il faut conquérir en grandissant, en vieillissant, ce grand rôle de la vie de tous les jours, qu’il est si difficile à assumer. Au début de Retour à la Fac (Old School – Todd Phillips – 2003), film matrice de la comédie débile des années 2000 (ne serait-ce que pour son titre et le programme du récit qu’il définit dans la régression), le personnage qu’interprète Will Ferrell est tiraillé entre son ardent désir d’être un homme honnête et respectable et sa nature fêtarde le renvoyant à la beaufitude de l’Amérique moyen moins.  A partir de là se réalise l’impossibilité du rêve de jeunesse éternelle, la fin de l’insouciance et l’angoisse d’assumer les responsabilités inhérentes au monde des adultes – et de s’y retrouver seul et démuni. Au milieu du film, une scène grotesque dévoile explicitement ce beau programme : Will Ferrell, sonné lui-même par une flèche servant à endormir un cheval, tombe dans une piscine – sitôt dans l’eau, la caméra suit les dérives du corps quasi inconscient du personnage, accompagnées par la chanson de Simon & Garfunkel The Sound of Silence, déjà entendue dans des circonstances similaires dans Le Lauréat (Mike Nichols – 1967), grand film de la fin des années 60 et donc de l’Amérique désenchantée, rappelant ainsi l’errance au milieu des ruines du sens et la désillusion d’un monde inconnu et sans perspective. D’une piscine à l’autre : le même renferment sur soi, en dehors du monde hostile, pour s’en cacher, pour le fuir. La filiation d’un film à l’autre est dès lors transparente : là où Dustin Hoffman sortait de la fac au début du long-métrage de Mike Nichols, les héros de son film-miroir de 2003 commencent par y retourner ; là où Le Lauréat se termine par un mariage mais aussi sur un futur incertain, Retour à la Fac débute plus ou moins (après une rupture pour le personnage principal incarné par Luke Wilson) par le mariage de Will Ferrell, qui se soldera vite par un échec et un divorce. Le film de Todd Phillips répond ainsi à la question que Le Lauréat laissait en suspens : « et maintenant ? » En l’absence d’avenir sûr et défini, mieux vaut encore revenir en arrière, dans la sécurité des années de l’irresponsabilité et de l’insouciance, avec toute la tristesse que sous-tend un tel programme : un compagnon de jeux de Will Ferrell, octogénaire de son état, ne survivra pas à ce rêve de adolescence immortelle, à ce fantasme du flashback festif – il mourra d’une crise cardiaque avant même de commencer un combat de catch dans la boue avec deux jeunes femmes dénudées.
 
 
Frangins malgré eux rejoue cette matière, en la poussant plus loin : quarantenaire, son personnage principal incarné par Will Ferrell ne veut pas affronter la réalité et se retranche dans une forme d’autisme au domicile de sa mère et surtout reste bloqué à l’âge adolescent. Considérée ainsi, sans sa tonalité comique, le jeu des acteurs, la mise en scène, et les références, l’histoire semble presque triste, pathétique, du moins désolante. Le cinéma indépendant américain en aurait fait un film glauque et dépressif. Et pourtant, c’est ce qu’on ne peut appeler autrement qu’une comédie débile (sortie d’ailleurs en dvd dans une collection éphémère nommée « Kings of stupid comedy »), parce qu’on s’arrête aux rires et aux ressorts qui les provoquent. Les personnages peuvent nous sembler débiles, les situations aussi, mais justement parce qu’ils ont pour vocation de provoquer ce rire absurde, irraisonné, gorgé d’incompréhension, un rire qui dissimulerait presque de l’effroi, celui-là-même qui nous fait dire « qu’est-ce que c’est con ! » et parfois (souvent) s’en détourner avec mépris. Parce que c’est là la grande affaire de la comédie débile : c’est qu’au fond, elle n’est pas drôle. La grossièreté et la lourdeur des effets comiques dissimulent une gravité plus profonde, une mélancolie contenue, funambule, évoluant toujours entre équilibre et déséquilibre au-dessus du vide absurde de la débilité. Pour quelle autre raison le genre serait-il si outré, sinon pour combler la béance provoquée par le chagrin, la souffrance, la tristesse ou l’angoisse ?
« L’humour est la politesse du désespoir », a-t-on succinctement rappelé plus tôt. L’assertion de Boris Vian n’est pas nécessairement vraie, même si elle semble résumer ce qu’on vient d’avancer. Mais cette idée reçue sur l’humour le présente comme une réaction au désespoir, comme une dissimulation de façade, ou même une excuse à pratiquer le rire. Dans la comédie débile, pour Will Ferrell, le rire est au contraire désespérant – au sens figuré, puisque la bêtise y est désespérante, une cause perdue, incorrigible ; mais aussi au sens propre, puisqu’on y rit du désespoir, ou du moins de la profonde mélancolie des personnages et de ce à quoi ils sont confrontés (dans Retour à la Fac, la scène de l’enterrement de l’octogénaire est emblématique de cela : Will Ferrell, affecté par la mort de son ami, lui dédicace une interprétation toute personnelle de Dust in The Wind, beuglée plutôt que chantée, avec des cris d’affliction qui ne peuvent que faire rire, malgré le contexte poignant). Délaissons un instant le modèle Ferrell et évoquons un de ses comparses : le célèbre Ben Stiller, dont le front bas et le regard ahuri peuvent tout aussi bien correspondre à une personnification de la comédie débile. Le film qu’il a tourné avec Noah Baumbach, Greenberg (2010), illustre tout à fait ce qu’on cherche ici à faire comprendre. Son personnage éponyme, inadapté social et sentimental, incapable de vieillir, ressemble à tous ses autres personnages, de Mary à tout prix à Tonnerre sous les tropiques (par exemple), sauf que Noah Baumbach l’a volontairement dégraissé de tout l’humour qui tache caractéristique du reste de sa filmographie, pour n’en laisser que le beau squelette décharné de la mélancolie neurasthénique. Greenberg, c’est ce à quoi ressemblerait une comédie débile sans l’outrance du rire.
 
 
 
Alors, certes, les personnages de Will Ferrell et de Ben Stiller ne mourront sans doute jamais à la fin d’un film. Ils ne verseront sans doute jamais dans le grandiose héroïco-tragique, mais ils ne sont pas pour autant exempts d’une admirable et singulière gravité. Ainsi se révèle à sa façon la beauté de ces films, dans l’alliance entre l’idiotie et la grâce, entre le grotesque et l’attendrissement, dont la scène de gymnastique-acrobatique dans Retour à la Fac demeure l'exemple parfait (Ferrell passe cette épreuve avec succès, aussi inattendu que cela puisse paraître...). Il faut se souvenir aussi de la première rechute du Will Ferrell après son mariage dans le même film : après une soirée trop arrosée, il se met à courir seul et nu sur les grandes artères de la ville, une course vers l’absolu, vers une communion cosmique avec les autres (il croit que plusieurs fêtards le suivent), mais aussi avec la nature, avec les éléments, la vie, comme pour célébrer cette liberté reconquise dans la régression. Il sera vite rattrapé par le quotidien et la réalité, embarqué dans la voiture de sa femme qui passait par là avec ses copines. Mais le cocon castrateur ne pressera pas longtemps sur lui : de nouveau célibataire, il croise à la fin du film une jeune femme qui a tout de la pin-up de bazar du rêve américain (ici Juliette Lewis), qui le reconnait pour ces prouesses débiles, et qui lui fait une invitation qui suppose bien des propositions. Et le film s’achève sur le héros, tout à sa joie simple, non pas tant réjoui par la perspective d’une soirée érotiquement prometteuse que d’être aimé pour ce qu’il est vraiment, et non pour ce qu’il devrait être. Il ne convient donc pas de considérer avec mépris les films de Will Ferrell et les personnages qu’il incarne, comparables à l’araignée et à l’ortie dont Victor Hugo faisait l’éloge :
« Il n’est rien qui n’ait sa mélancolie ;
Tout veut un baiser.
Dans leur fauve horreur, pour peu qu’on oublie
De les écraser,
 
Pour peu qu’on leur jette un œil moins superbe,
Tout bas, loin du jour,
La mauvaise bête et la mauvaise herbe
Murmurent : Amour ! »
 


[1] Tout le monde ? Non, un petit groupe de … etc.